la Boite à Merveilles


Ahmed SEFRIOUI La boite merveilles roman
1 Chapitre I Le soir quand tous dorment les riches dans leurs chaudes couvertures les pauvres sur les marches des boutiques ou sous les porches des palais moi je ne dors pas Je songe ma solitude et jen sens tout le poids Ma solitude ne date pas dhier Je vois au fond dune impasse que le soleil ne visite jamais un petit garon de six ans dresser un pige pour attraper un moineau mais le moineau ne vient jamais Il dsire tant ce petit moineau Il ne le mangera pas il ne le martyrisera pas Il veut en faire son compagnon Les pieds nus sur la terre humide il court jusquau bout de la ruelle pour voir passer les nes et revient sasseoir sur le pas de la maison et attendre larrive du moineau qui ne vient pas Le soir il rentre le cur gros et les yeux rougis balanant au bout de son petit bras un pige en fil de cuivre Nous habitions Dar Chouafa la maison de la voyante Effectivement au rez-de-chausse habitait une voyante de grande rputation Des quartiers les plus loigns des femmes de toutes les conditions venaient la consulter Elle tait voyante et quelque peu sorcire Adepte de la confrrie des Gnaouas gens de Guine elle soffrait une fois par mois une sance de musique et de danses ngres Des nuages de benjoin emplissaient la maison et les crotales et les guimbris nous empchaient de dormir toute la nuit Je ne comprenais rien au rituel compliqu qui se droulait au rez-de-chausse De notre fentre du deuxime tage je distinguais travers la fume des aromates les silhouettes gesticuler Elles faisaient tinter leurs instruments bizarres Jentendais des you-you Les robes taient tantt bleu-ciel tantt rouge sang parfois dun jaune flamboyant Les lendemains de ces ftes taient des jours mornes plus tristes et plus gris que les jours ordinaires Je me levais de bonne heure pour aller au Msid cole Coranique situe deux pas de la maison Les bruits de la nuit roulaient encore dans ma tte lodeur du benjoin et de lencens menivrait Autour de moi rdaient les jnouns les dmons noirs voqus par la sorcire et ses amis avec une frnsie qui touchait au dlire Je sentais les jnouns me frler de leurs doigts brlants jentendais leurs rires comme par les nuits dorage Mes index dans les oreilles je criais les versets tracs sur ma planchette avec un accent de dsespoir Les deux pices du rez-de-chausse taient occupes par la Chouafa principale locataire Au premier tage habitaient Driss El Aouad sa femme Rahma et leur fille dun an plus ge que moi Elle sappelait Zineb et je ne laimais pas Toute cette famille disposait dune seule pice Rahma faisait la cuisine sur le palier Nous partagions avec Fatma Bziouya le deuxime tage Nos deux fentres faisaient vis--vis et donnaient sur le patio un vieux patio dont les carreaux avaient depuis longtemps perdu leurs maux de couleur et qui paraissait pav de briques Il tait tous les jours lav grande eau et frott au balai de aidaient la voyante dvoiler plus srement lavenir philtres damour se proccupaient moins de leur avenir ne se plaignaient plus de leurs douleurs des reins des omoplates ou du ventre aucun dmon ne les tourmentait
2 La Chouafa choisissait ces quelques mois de trve pour soccuper de sa sant propre Elle se dcouvrait des maux que sa science ne pouvait rduire Les diables lhallucinaient se montraient exigeants quant la couleur des caftans lheure de les porter les aromates quil fallait brler dans telle ou telle circonstance Et dans la pnombre de sa grande pice tendue de cretonne la chouafa gmissait se plaignait conjurait se desschait dans des nuages dencens et de benjoin Javais peut-tre six ans Ma mmoire tait une cire frache et les moindres vnements sy gravaient en images ineffaables Il me reste cet album pour gayer ma solitude pour me prouver moi-mme que je ne suis pas encore mort Je ntais ni heureux ni malheureux Jtais un enfant seul Cela je le savais Point farouche de nature jbauchai de timides amitis avec les bambins de lcole coranique mais leur dure fut brve Nous habitions des univers diffrents Javais un penchant pour le rve Le monde me paraissait un domaine fabuleux une ferie grandiose o les sorcires entretenaient un commerce familier avec des puissances invisibles Je dsirais que lInvisible madmt participer ses mystres Mes petits camarades de lcole se contentaient du visible surtout quand ce visible se concrtisait en sucreries dun bleu cleste ou dun rose de soleil couchant Ils aimaient grignoter sucer mordre pleines dents Ils aimaient aussi jouer la bataille se prendre la gorge avec des airs dassassins crier pour imiter la voix de leur pre sinsulter pour imiter les voisins commander pour imiter le matre dcole Moi je ne voulais rien imiter je voulais connatre Abdallah lpicier me raconta les exploits dun roi magnifique qui vivait dans un pays de lumire de fleurs et de parfums par del les Mers des Tnbres par del la Grande Muraille Et je dsirais faire un pacte avec les puissances invisibles qui obissaient aux sorcires afin quelles memmnent par del les Mers des Tnbres et par del la Grande Muraille vivre dans ce pays de lumire de parfums et de fleurs Mon pre me parlait du Paradis Mais pour y renatre il fallait dabord mourir Mon pre ajoutait que se tuer tait un grand pch un pch qui interdisait laccs ce royaume Alors je navais quune solution attendre Attendre de devenir un homme attendre de mourir pour renatre au bord du fleuve Salsabil Attendre Cest cela exister A cette ide je nprouvais certainement aucune frayeur Je me jours faisaient des mois que les mois devenaient des saisons et les saisons lanne Jai six ans lanne prochaine jen aurai sept et puis huit neuf et dix A dix ans on est presque un homme A dix ans on parcourt seul tout le quartier on discute avec les marchands on sait crire au moins son nom on peut consulter une voyante sur son avenir apprendre des mots magiques composer des talismans En attendant jtais seul au milieu dun grouillement de ttes rases de nez humides dans un vertige de vocifrations de versets sacrs Lcole tait la porte de Derb Noualla Le fqih un grand maigre barbe noire dont les yeux lanaient constamment des flammes de colre habitait la rue Jiaf Je connaissais cette rue Je savais quau fond dun boyau noir et humide souvrait une porte basse do schappait toute la journe un brouhaha continu de voix de femmes et de pleurs denfants La premire fois que javais entendu ce bruit javais clat en sanglots parce que javais reconnu les voix de lEnfer telles que mon pre les voqua un soir Ma mre me calma
3 - Je temmne prendre un bain je te promets un orange et un uf dur et tu trouves le moyen de braire comme un ne Toujours hoquetant je rpondis - Je ne veux pas aller en Enfer Elle leva les yeux au ciel et se tut confondue par tant de niaiserie Mme enfant je sentais sur tout ce grouillement de corps humides dans ce demi-jour inquitant une odeur de pch Sentiment trs vague surtout lge o je pouvais encore accompagner ma mre au bain maure mais qui provoquait en moi un certain trouble Ds notre arrive nous grimpmes sur une vaste estrade couverte de nattes Aprs avoir pay soixante quinze centimes la caissire nous commenmes notre dshabillage dans un tumulte de voix aigus un va-et-vient continu de femmes moiti habilles dballant de leurs normes baluchons des caftans et des mansourias des chemises et des pantalons des haks glands de soie dune blouissante blancheur Toutes ces femmes parlaient fort gesticulaient avec passion poussaient des hurlements inexplicables et injustifis Je retirai mes vtements et je restai tout bte les mains sur le ventre devant ma mre lance dans une explication avec une amie de rencontre Il y avait bien dautres enfants mais ils paraissaient leur aise Je me sentais plus seul que jamais Jtais de plus en plus persuad que ctait bel et bien lEnfer Dans les salles chaudes latmosphre de vapeur les personnages de cauchemar qui sy agitaient la temprature finirent par manantir Je massis dans un coin tremblant de fivre et de peur Je me demandais ce que pouvaient bien faire toutes ces femmes qui tournoyaient partout couraient dans tous les sens tranant de grands seaux de bois dbordants deau bouillante qui mclaboussait au passage Ne venaient-elles donc et continuaient leurs ternels voyages avec leurs ternels seaux de bois Ma mre prise dans le tourbillon mergeait de temps en temps dune masse de jambes et de bras me lanait une recommandation ou une injure que je narrivais pas saisir et disparaissait Devant moi dans un seau vide il y avait un peigne en corne un gobelet de cuivre bien astiqu des oranges et des ufs durs Je pris timidement une orange je lpluchai je la suai pendant longtemps le regard vague Je sentais moins lindcence de mon corps dans cette pnombre je le regardais se couvrir de grosses gouttes de sueur et je finis par oublier les femmes qui sagitaient leurs seaux de bois et leurs voyages inexplicables autour de la pice Ma mre fondit sur moi Elle me plongea dans un seau deau me couvrit la tte dune glaise odorante et malgr mes cris et mes larmes me noya sous un flot dinjures et de feu Elle me sortit du seau me jeta dans un coin comme un paquet disparut de nouveau dans le tourbillon Mon dsespoir dura peu je plongeai la main dans le seau provisions et je pris un uf dur gourmandise dont jtais particulirement friand Je navais pas encore fini den grignoter le jaune que ma mre rapparut de nouveau maspergea alternativement deau bouillante et deau glace me couvrit dune serviette et memporta moiti mort lair frais sur lestrade aux baluchons Je lentendis dire la caissire - Lalla Fattoum je te laisse mon fils je nai pas eu encore une goutte deau pour me laver Et moi
4 - Habille-toi tte doignon Voici une orange pour toccuper Je me trouvai seul les mains croises sur mon ventre en flammes plus bte que jamais au milieu de toutes ces inconnues et de leurs fastueux baluchons Je mhabillai Ma mre vint un moment mentourer Jattendis sur lestrade jusquau soir Ma mre finit par venir me rejoindre lair puis se plaignant de violents maux de tte Je courais pieds nus dans le derb imitant le pas cadenc des chevaux je hennissais firement envoyais des ruades Parfois je vidais simplement ma Bote Merveilles par terre et jinventoriais mes trsors Un ni par les yeux ni par les doigts une mystrieuse beaut intraduisible Elle me fascinait Je sentais toute mon impuissance en jouir pleinement Je pleurais presque de sentir autour de moi cette trange chose invisible impalpable que je ne pouvais goter de la langue mais qui avait un got et le pouvoir denivrer Et cela sincarnait dans un bouton de porcelaine et lui donnait ainsi une me et une vertu de talisman Dans la Bote Merveilles il y avait une foule dobjets htroclites qui pour moi seul avaient un sens en nacre Chacun de ces objets me parlait son langage Ctaient l mes seuls amis Bien sr javais des relations dans le monde de la lgende avec des princes trs vaillants et des gants au cur tendre mais ils habitaient les recoins cachs de mon imagination Quant mes boules de verre mes boutons et mes clous ils taient l chaque instant dans leur bote rectangulaire prte me porter secours dans mes heures de chagrin Le lendemain du bain ma mre ne manquait pas de raconter la sance toute la maison avec des commentaires dtaills o abondaient les traits pittoresques et les anecdotes Elle mimait les gestes de telle chrifa connue dans le quartier la dmarche de telle voisine quelle naimait pas parlait avec loge de la caissire ou se rvoltait contre les masseuses ces entremetteuses mres des calamits qui escroquaient les clientes sans leur apporter la moindre goutte deau Le bain maure tait naturellement le lieu des potins et des commrages On y faisait connaissance avec des femmes qui nhabitaient pas le quartier On y allait autant pour se purifier que pour se tenir au courant de ce qui se faisait de ce qui se disait Il arrivait quune femme chantt un couplet et le couplet faisait ainsi son entre dans le quartier Deux ou trois fois ma mre assista de vrais crpages de chignons De telles scnes donnaient matire des galas de comdie Pendant une semaine ma mre mimait devant les femmes de la maison les amies de passage et les voisines la dispute et ses phases multiples On avait droit un prologue suivi de la prsentation des personnages chacun avec sa silhouette particulire ses difformits physiques les caractristiques de sa voix de ses gestes et de son regard On voyait natre le drame on le voyait se dvelopper atteindre son paroxysme et finir dans les embrassades ou dans les larmes denthousiasme elle ne manquait jamais le soir de trouver quelque motif de querelle ou de pleurs Mon pre rentrait toujours tard il nous trouvait rarement de bonne humeur Il subissait presque toujours le rcit dun vnement que ma mre se plaisait peindre avec les couleurs les plus sombres Quelquefois un incident de mince importance prenait des proportions de catastrophe
5 de bidons qui servaient de lessiveuses de seaux pour le rinage et de paquets de linge sale A peine vtue dun sroual et dun vieux caftan dchir elle saffairait autour dun feu improvis remuait le contenu du bidon laide dune longue canne pestait contre le bois qui donnait plus de fume que de chaleur accusait les marchands de savon noir de lavoir escroque et appelait sur leurs ttes toutes sortes de maldictions Le patio ne suffisait pas son activit Elle grimpait jusque sur la terrasse tendait ses cordes les soutenait laide de perches de mrier redescendait brasser des nuages de mousse Ce jour-l ma mre mexpdiait lcole avec pour vtement une simple chemise sous ma djellaba Le djeuner tait sacrifi Je devais me contenter dun quartier de pain enduit de beurre rance accompagn rouges La soire tait consacre au pliage des vtements Ma mre prenait une chemise toute froisse et sentant le soleil la dployait sur ses genoux la regardait par transparence la pliait les manches lintrieur citadin reprsentait mes yeux un symbole de mollesse Il tait de tradition dans notre famille que le mtier fminin noble par excellence consistt travailler la laine Manier laiguille quivalait presque un reniement Nous tions Fassis par accident mais nous restions fidles nos origines montagnardes de seigneurs paysans Ma mre ne manquait jamais dvoquer ces origines lors des querelles avec les voisines Elle osa mme soutenir devant Rahma que nous tions dauthentiques descendants du Prophte - Il existe dit-elle des papiers pour le prouver des papiers gards prcieusement par limam de la mosque de notre petite ville Qui es-tu toi femme dun fabricant de charrues sans extraction pour oser mettre ton linge plein de poux prs du mien frachement lav Je sais ce que tu es une mendiante dentre les mendiantes une domestique dentre les domestiques une va-nu-pieds crotte et pouilleuse une lcheuse de plats qui ne mange jamais sa faim Et ton mari Parle-moi de cet tre difforme la noble origine Quant toi arrte tes piaillements et ramasse tes hardes Toutes les voisines tmoigneront en ma faveur Tu mas provoque Je ne suis pas une petite fille pour me laisser insulter par une femme de ton espce De notre fentre du deuxime tage ple dangoisse et de peur je suivais la scne alors que ma mmoire denfant enregistrait les phrases violentes Le soir tout abruti de sommeil jentendis mon pre monter lescalier Il entra selon son habitude se dirigea vers son matelas pos mme le sol Ma mre prpara le souper posa la table ronde le plat de ragot et le pain On sentait quelle boudait Toujours silencieux mon pre continuait manger Ma mre recommena
6 - Oui tout cela ne te fait rien Que ta femme subisse tous les affronts ton apptit nen est pas affect et tu manges comme lordinaire Moi jai tellement de peine sur le cur que je ne mangerai plus jamais de ma vie Ma mre se cachant le visage dans ses deux mains poussa un long sanglot et se mit pleurer Mon pre rassasi but une gorge deau sessuya la bouche tira lui un coussin pour saccouder et demanda - Avec qui tes-tu encore dispute La phrase eut sur ma mre un effet magique Elle cessa de pleurer releva la tte et avec une explosion de fureur sadressa mon pre - Mais avec la gueuse du premier tage la femme du fabricant de charrues Cette dgo- le lundi mon jour de lessive pour sortir ses haillons Tu connais ma patience je cherche toujours leur temps Nous savons conserver notre calme et garder notre dignit Il a fallu cette pouilleuse La voix de Rahma troua la nuit - Pouilleuse Moi Entendez-vous peuple des Musulmans voisines sortirent de leurs chambres et mlrent leurs cris aux cris des furies Les hommes de leurs Je nen pouvais plus Mes oreilles taient au supplice mon cur dans ma poitrine heurtait avec force les parois de sa cage Les sanglots mtouffrent et jcroulai aux pieds de ma mre sans connaissance
7 Chapitre II Le MARDI jour nfaste pour les lves du Msid me laisse dans la bouche un got damertume Tous les mardis sont pour moi couleur de cendre et je menfonais lourdement dans le vide Je criai Une main combien douce se posa sur mon front Le matin je me rendis au Msid selon mon habitude Le fqih avait son regard de tous les mardis Se yeux ntaient permables aucune piti Je dcrochai ma planchette et me mis nonner les deux ou trois versets qui y taient crits A six ans javais dj conscience de lhostilit du monde et de ma fragilit Je connaissais la peur je connaissais la souffrance de la chair au contact de la baguette de cognassier Mon petit corps tremblait dans ses vtements trop minces Japprhendais le soir consacr aux rvisions Je devais selon la coutume rciter les quelques chapitres du Coran que javais appris depuis mon entre lcole A lheure du djeuner le matre me fit signe de partir Jaccrochai ma planchette Jenfilai mes babouches qui mattendaient la porte du Msid et je traversai la rue Ma mre me reut assez froidement Elle souffrait dune terrible migraine Pour enrayer le mal elle avait les tempes garnies de rondelles de papier copieusement enduites de colle de farine Le djeuner fut improvis et la bouilloire sur son brasero entama timidement sa chanson Lalla Acha une ancienne voisine vint nous rendre visite Ma mre la reut en se plaignant de ses maux tant physiques que moraux Elle affectait une voix faible de convalescente stendait sur les souffrances de telle partie de son corps serrait violemment des deux mains sa tte empaquete dans un foulard Lalla Acha lui prodigua toutes sortes de conseils lui indiqua un fqih dans un quartier loign - Qua-t-il ton fils demanda-t-elle Et ma mre de rpondre - Les yeux du monde sont si mauvais le regard des envieux a teint lclat de ce visage qui voquait un bouquet de roses Te souviens-tu de ses joues qui suaient le carmin et de ses yeux aux longs cils noirs comme les ailes du corbeau Dieu est mon mandataire sa vengeance sera terrible
8 - Je peux te donner un conseil dit Lalla Acha montons tous les trois cet aprs-midi Sidi Ali Boughaleb Cet enfant ne pourra pas supporter le Msid si tu lui faisais boire de leau du sanctuaire il retrouverait sa gat et sa force Ma mre hsitait encore Pour la convaincre Lalla Acha parla longuement de ses douleurs de jointures de ses jambes qui ne lui obissaient plus de ses mains lourdes comme du plomb des difficults quelle prouvait se retourner dans son lit et des nuits blanches quelle avait passes gmir comme Job sur son grabat Grce Sidi Ali Boughaleb patron des mdecins et des barbiers ses douleurs ont disparu Les deux femmes restrent bavarder encore longtemps Ma mre monta sur la terrasse redescendit avec une brasse de plantes aromatiques quelle cultivait dans des pots brchs et de vieilles marmites dmail Elle parfuma son th de verveine et de sauge proposa Lalla Acha une petite branche dabsinthe mettre dans son verre Elle refusa poliment dclara que ce th tait dj un vritable printemps Je mis dans mon verre toutes sortes de plantes aromatiques Je les laissai longtemps macrer Mon th devint amer mais je savais que cette boisson soulageait mes frquentes coliques Ma mre se leva pour se prparer Elle changea de chemise et de mansouria chercha au fond du coffre une vieille ceinture brode dun vert pass trouva un morceau de cotonnade blanche qui lui servait de voile se drapa dignement dans son hak frachement lav Ctait en vrit un grand jour Jeus droit ma djellaba blanche et je dus quitter celle de tous les jours une djellaba grise dun gris indfinissable constelle de taches dencre et de ronds de graisse Lalla Acha prouva toutes sortes de difficults sarracher du matelas o elle gisait Jai gard un vif souvenir de cette femme plus large que haute avec une tte qui reposait directement sur le tronc des bras courts qui sagitaient constamment Son visage lisse et rond minspirait un certain dgot Je naimais pas quelle membrasst Quand elle venait chez nous ma mre mobligeait lui baiser la main parce quelle tait chrifa fille du Prophte parce quelle avait connu la fortune et quelle tait reste digne malgr les revers du sort Une relation comme Lalla Acha flattait lorgueil de ma mre Enfin tout le monde sengagea dans lescalier Nous nous trouvmes bientt dans la rue Les deux femmes marchaient tout petits pas se penchant parfois lune sur lautre taient toute preuve elles devenaient dans la rue aphones et gentiment minaudires Parfois je les devanais mais elles me rattrapaient tous les trois pas pour me prodiguer des conseils de prudence et des recommandations Je ne devais pas me frotter aux murs les murs taient si sales et javais ma superbe djellaba blanche je devais me moucher souvent avec le beau mouchoir brod pendu mon cou je devais de mme mcarter des nes ne jamais tre derrire eux car ils pouvaient ruer et jamais devant car ils prenaient un malin plaisir mordre les petits enfants - Donne-moi la main me disait ma mre Et cinq pas aprs - Va devant tu as la main toute moite Je reprenais ma libert mais pour un temps trs court Lalla Acha se proposait de me guider dans la cohue Elle marchait lentement et tenait beaucoup de volume Un embouteillage ne tardait pas se former Les passants nous lanaient toutes sortes de remarques d- plaisantes mais finissaient par se porter notre secours Des bras inconnus me soulevaient du sol me faisaient passer par-dessus les ttes et je me trouvais finalement dans un espace libre Jattendais un bon moment avant de voir surgir de la foule les deux haks immaculs La scne se renouvela plusieurs fois durant ce voyage Nous traversmes des rues sans nom ni visage particuliers Jtais attentif aux conseils
9 qui stend aux abords de Sidi Ali Boughaleb Jesquissai un timide pas dallgresse Les tombes couvertes de soucis rougeoyaient au soleil a et l des marchands trnaient derrire leurs pyramides doranges On entendait les coups de tambourin dun chanteur populaire et la clochette du marchand deau Sur la petite place des campagnards vendaient du bois pour la lessive des braseros de transparentes de minuscules babouches et des soufflets Ces objets magnifiques me rappelaient ma Bote Merveilles Mon pre men avait bien offert quelquefois mais avant darriver la maison smiettaient ou devenaient simplement gris et poussireux indignes de figurer parmi mes trsors Ils taient beaux l au soleil dans le bourdonnement de la foule Le toit de tuiles vertes qui couvre le mausole se dressait dans un tendre azur o batifolaient de nuages blancs et roses aux formes capricieuses Sur les marches de lentre principale des femmes assises mme le sol devisaient entre elles mchaient sous leur voile de la gomme parfume interpellaient leurs enfants qui jouaient dans la poussire Elles se serrrent pour nous laisser un troit passage liquide dans le creux de la main me passa les doigts sur le visage les yeux les jointures des mains et sur les chevilles Tout en procdant ce rituel elle marmonnait de vagues prires des invocations me recommandait de rester tranquille rappelait Lalla Acha telle ou telle priptie de notre promenade Je subissais tout cela avec ma patience coutumire Je me tortillais le cou pour regarder une arme de chats qui se livraient une folle sarabande lintrieur de ce temple trange Au del de cette cour souvrait la Zaouia De chaque ct dune pice carre o se dressait le catafalque du Saint deux portes conduisaient aux chambres des plerins Des gens venus de loin pour se dbarrasser de leurs maux vivaient l avec leurs enfants attendant la gurison En arrivant devant le catafalque Lalla Acha et mre se mirent appeler grands cris le saint leur secours Lune ignorant les paroles de lautre chacune lui exposait ses petites misres frappait du plat stait empar des deux femmes Elles numraient leurs maux exposaient leurs faiblesses demandaient - Vos vux seront exaucs et vos dsirs combls dit-elle pour conclure Dieu est gnreux il soulage les souffrances et panse toutes les blessures Sa bont stend toutes les cratures Nest-ce pas un signe de Mohammed le salut et la paix soient sur lui sa Parole trs vnre qui nous enseigne les vertus capitales la charit lamour des parents le bienfait envers toutes les cratures Ceux qui ont pratiqu ces vertus avons actuellement plus de cinquante On nous les amne malades galeux et efflanqus Peu de temps suffit pour quils retrouvent la sant et la joie Pour plaire au Saint nous devons les nourrir et les soigner phrase mystrieuse ma mre hocha la tte et offrit la Moqadma deux pices dun franc accompagnes de cette explication
10 - Voici pour moi et pour la chrifa qui maccompagne La gardienne ouvrit ses deux mains reut le don et entama une longue oraison Des femmes arrivrent de lextrieur et se joignirent notre petit groupe pour bnficier de ce moment de grce pour profiter de cette rose spirituelle qui rafrachit les curs Lentement je me glissai hors de cet essaim de femmes pour aller caresser un gros matou tal de tout son long contre le mur Il me regarda de ses yeux jaunes ronronna et menvoya un magistral coup de griffe Le sang gicla Ma main se mit me cuire atrocement Je poussai un cri Ma mre se prcipita folle dinquitude bousculant ses voisines buttant dans son hak qui tranait sur le sol leur petit fromage blanc Loin de me calmer ce tourbillon de visages me donnait le vertige Je sanglotais fendre lme Une main mouille se posa sur ma figure un torchon scha mes larmes et lcoulement de mon nez Le froid de cette main calma mes pleurs mais je ne cessai pas de hoqueter le long du chemin de retour Ma mre me coucha ds larrive la maison ceinture Pour cela il tournait sur lui-mme soulevait une jambe pour laisser passer la corde soulevait lautre alternativement faisait des gestes larges de ses bras Il procdait ensuite larrangement de son turban mettait sa djellaba et sortait en silence Ma mre dormait Ce matin jentendis mon pre lui chuchoter - Ne lenvoie pas au Msid il semble bien fatigu Ma mre acquiesa et se replongea dans ses couvertures Toute la maison dormait encore Deux moineaux vinrent se poser sur le mur du patio je les entendais sautiller dun endroit lautre frappant lair de leurs courtes ailes Ils discutaient avec passion et je comprenais leur langage Ce fut un dialogue passionn ils affirmrent ceci avec conviction - Jaime les figues sches - Pourquoi aimes-tu les figues sches - Tout le monde aime les figues sches - Oui Oui Oui - Tout le monde aime les figues sches Les figues sches Les figues sches Les figues sches Les ailes froufroutrent les deux moineaux partirent continuer leur conversation sur dautres toits Des seaux entrechoqus cliquetrent dans le patio La chouafa se levait la premire et ctait tant mieux Les ombres de la nuit sattardaient encore cette heure autour de la fontaine et du puits dans les lieux daisances et dans limmense dbarras o chaque locataire tour de rle procdait sa toilette La chouafa connaissait les paroles efficaces qui rendaient ces ombres inoffensives Chaque jeudi soir elle brlait des aromates aspergeait les coins de lait ou deaux odorifrantes prononait de longues incantations
11 Une porte claqua Zineb la fille de Rahma se mit geindre Sa mre la gratifia dune gifle sonore et la noya sous un flot dinjures - A ton ge Nas-tu pas honte de mouiller ton lit presque chaque nuit Je devrais te lcher dans une table au lieu de te prparer chaque soir ton matelas La chouafa linterrompit - Que ta matine soit heureuse Rahma - Que ta journe soit ensoleille Lalla - Comment te sens-tu ce matin - Je remercie le Seigneur il ma inflig une terrible punition le jour o il ma donn cette pisseuse de - Dieu tentende Lalla Quil rpande sans mesure ses bndictions sur toi sur ceux qui te sont chers Ma mre remua dans son lit toussa soupira finit par se mettre sur son sant Elle se leva et ouvrit la fentre La lumire mclaboussa les yeux et me fit mal Jentendis souvrir les volets de Fatma Bziouya Dune voix ensommeille ma mre droula son chapelet de salutations dusage quelle adressait chaque matin sa voisine den face Celle-ci lui souhaita une heureuse journe avec les formules habituelles Aucune ncoutait les propos de lautre Chacun rcitait son boniment sur un air monotone sans ardeur et sans enthousiasme Elles posaient des questions mais connaissaient davance les rponses Depuis trois rares Invariablement ma mre demandait - Comment te sens-tu ce matin Ta tte ne te fait-elle pas trop souffrir Ton sommeil a-t-il t paisible Elle concluait - La sant est chose capitale ma sur Rien ne peut la remplacer Ce jour-l elle ajouta - Mon garon nest pas bien aujourdhui Dieu loigne de toi et de ceux qui te sont chers le mal et crve les yeux ceux qui nous envient La voix de la chouafa monta du rez-de-chausse - Lalla Zoubida Que ta matine soit bnie Dieu loigne de toi tout motif de peine et te conserve toi et les tiens en excellente sant Ma mre rpondit - Que ta journe soit lumineuse et pleine de bndictions Comment te sens-tu ce matin Dieu veillera sur ton bonheur et sur celui de tous ceux qui te sont proches La chouafa enchana - Ne tinquite pas pour ton fils les amis de Dieu veillent sur sa sant Il a des protecteurs dans le monde visible et dans le monde invisible Je sais quil est chri des puissances bnfiques Quand il sera
12 homme il sera un sabre parmi les sabres un guerrier invulnrable une ruche au miel recherch pour sa saveur et son parfum Et ma mre extatique les yeux au ciel ajouta - Seigneur qui mcoutes du haut des cieux rpands tes trsors inpuisables toi matre de tous les trsors sur cette femme de bien quelle soit vnre comme elle le mrite dans ce monde et quelle b- nficie de tes largesses dans lAutre Que sa vie soit couronne par laccomplissement du plerinage aux Lieux qui nous sont chers nous tes esclaves auxquels tu as rvl la Vrit par lintermdiaire de ton Prophte le salut soit sur lui sur ses compagnons et ses proches le salut et la Paix Amine O Dieu de lUnivers - Amine Rpondirent en cho toutes les femmes Pendant ce crmonial je mtais lev et mis en djellaba quaprs la prire de midi Javais devant moi deux jours et demi deux jours et demi vivre comme un prince Ma mre maida faire mes ablutions et saffaira dans le rduit qui lui servait de cuisine activer son feu Toute la maison retentissait du bruit des soufflets Il faisait un clatant soleil Bientt la table fut mise Il y avait des ufs frits lhuile dolive et du pain frais Nous nous mmes manger Allal le mari de Fatma Bziouya jardinier de son tat fit entendre sa voix lentre de la maison - Ny a-t-il personne Puis-je passer Rahma rpondit - Il ny a personne Passe Son pas retentit dans lescalier Nous finissions de manger quand sa femme entra dans notre chambre Elle tenait une assiette de faence o reposaient deux beignets sfenj Jen tais particulirement friand Ma mre se leva pour recevoir la visiteuse Le visage ennuy la bouche pince elle dbita les formules quexige la politesse en de telles occasions - Tu ne peux pas me faire un tel affront Donne Sidi Mohammed quAllah lui donne la sant Tu ne peux pas refuser cest si peu de chose Enfin ma mre remercia - Dieu te comblera de ses bienfaits et te fera goter des nourritures du Paradis quil rserve ses lus - Dieu ouvrira pour nous toutes les portes de ses trsors Fatma alla rejoindre son mari et ma mre poussa de mon ct lassiette avec les deux beignets - Mange-les toi qui les aimes me dit-elle mon estomac ne supporte pas les beignets Je me rgalai
13 prospre Nous pouvions nous permettre de manger de la viande trois quatre fois par semaine son pays on tait pillard et paysan A Fs il fallait pour vivre exercer quelque industrie citadine ou monter un petit commerce Dans notre famille vendre et acheter a toujours t considr comme le mtier le plus vil Bientt ses articles furent trs disputs et le mnage jouit dun certain confort Mon pre avait un vieil ouvrier avec lui sur le mtier Driss le teigneux garnissait les canettes et faisait les commissions Driss revint charg de son lourd panier Ma mre en fit linventaire Le teigneux navait rien oubli La viande avait bon aspect et le vert des cosses de fves faisait saliver abondamment Le couffin contenait outre de lail du persil et quantit de petits paquets dpices Nous avions de lhuile du charbon et de la farine pour tout le mois Quand ma mre parlait de lil des envieux elle pensait srement ces richesses Les voisines chaque mnage les dettes quil contractait ses dpenses de chaque jour et la qualit de son ordinaire Les fves furent verses dans un large panier en sparterie en forme de plat - Tu maideras les cosser me dit maman Jacquiesai et me mis aussitt louvrage Je fus vite dgot de ce travail Jallai risquer un il dans chambre de Bziouya Elle roulait du couscous Dans un coin samoncelaient divers lgumes navets carottes courge rouge et oignons Notre voisine la remercier et plantai mes dents dans la chair rose de cette friandise Le got en tait si fort que les Ma mre sinquitait dj de mon absence elle mappelait la cantonade Je mengageai dans lescalier de se rencontrer moi je ne savais pas sil fallait lui sourire ou me sauver Je me plaquai contre le mur et attendis que les vnements dcidassent pour moi En arrivant ma hauteur Rahma sarrta me caressa la joue et me glissa un objet dans la main un objet lisse et froid mais dont le toucher me plongea dans un bain de dlice - Cest pour toi me murmura notre voisine Je ne rpondis rien et courus rejoindre ma mre qui simpatientait Lobjet tait toujours dans le creux de ma main et dgageait une fracheur deau de source nen pas douter de quelque palais souterrain o demeurent les puissances de lInvisible tait-ce un message de ces lointains royaumes tait-ce un talisman tait-ce une pierre maudite qui mtait remise par notre ennemie pour attirer sur la colre des dmons Que mimportait la colre de tous les dmons de la terre
14 Je tenais dans mes mains un objet dune richesse insouponnable Il prendra place dans ma Bote Merveilles et je saurai dcouvrir toutes ses vertus Ma mre me trouva dans mon coin Elle me jeta un regard ngligent et dit - Encore un bout de verre Fais attention de ne pas te blesser
15 Chapitre III Ces deux jours et demi de repos passrent trs vite Le vendredi aprs djeuner je me retrouvai lcole hurlant les versets coraniques et scandant les mots sur ma planchette coups de poings Une mche de cheveux ornait le ct droit de ma tte Elle tournoyait aux quatre vents pendant que japprenais frntiquement ma leon Mes doigts me faisaient mal force de cogner sur ma planchette de bois Chaque lve se livrait ce jeu avec passion Le matre somnolait sa longue baguette la main Le distribua quelques coups de baguette et se rendormit La tache de soleil diminuait Les cris des enfants staient transforms en torrent en cataracte de rafale La tache de soleil disparut Le matre ouvrit les yeux billa distingua au milieu de toutes ces voix celle qui dformait une phrase vnre rectifia le mot dfectueux et chercha une position confortable pour reprendre son somme Mais il remarqua que le soleil avait disparu Il se frotta les yeux son visage sclaira et la baguette nous fit signe de nous rapprocher Le bruit cessa brusquement Installs tous contre lestrade du fqih nous chantmes la premire sourate du Coran Les plus petits comme les plus grands la connaissaient Nous ne quittions jamais lcole le soir sans la chanter Le vendredi nous la faisions suivre de quelques vers de Bnou Achir consacrs au rituel des ablutions et dune ou deux prires pour implorer la misricorde de Dieu en faveur de nos parents et de nos matres morts et vivants Nous tions heureux quand commenaient ces litanies Elles signifiaient la fin de nos souffrances le retour la maison la course dans les ruelles humides Enfin le matre nous libra un par un Avant de partir nous nous dirigions vers lestrade pour le saluer une dernire fois et lui baiser la main Chacun prit ses babouches de dessus une tagre place lentre de la salle dcole et sen alla Il faisait dj sombre quand jarrivai la maison En attendant le retour de mon pre je mangeai un morceau de pain sec sortis ma Bote Merveilles et me plongeai dans la contemplation de mes richesses Le cabochon de verre me fascinait toujours je ne cessais de le toucher de le regarder par transparence de le serrer avec tendresse contre ma joue Ma mre alluma une norme bougie fiche dans un chandelier de cuivre Ce soir la chambre de Fatma Bziouya brillait dun clat inaccoutum Ma mre sen aperut Sans quitter sa place elle interpella notre voisine
16 - Fatma Tu clbres un mariage Pourquoi fais-tu brler plusieurs bougies Que dis-tu Une lampe Attends jarrive Ma mre se leva se dirigea vers la pice den face Je la suivis Oh Merveille Au centre du mur une lampe ptrole tait accroche Une flamme blanche et paisible dansait imperceptiblement dans un verre en forme de clarinette Une glace place derrire intensifiait la lumire Nous tions ma mre et moi compltement blouis Ma mre dit enfin - Ta lampe claire bien Mais ny a-t-il pas de danger dexplosion Des risques dincendie On dit aussi que le ptrole sent trs mauvais Bziouya risqua timidement - Je ne crois pas quil y ait de danger Plusieurs personnes du quartier se servent maintenant de ces lampes Elles en paraissent trs satisfaites Vous devriez en acheter une la chambre parat plus accueillante et plus gaie - Oui rpondit ma mre en allongeant les lvres une lampe certes claire mieux quune bougie mais elle est moins jolie quun chandelier de cuivre Ma curiosit tomba Elle me prit la main me ramena chez nous Elle ne dit plus rien jusqu larrive de papa Elle prpara le dner comme lordinaire disposa la petite table ronde rassembla porte de sa main les accessoires pour le th Lorsque mon pre franchit le seuil de la chambre je me prcipitai pour laccueillir Sa face devint rayonnante Il se baissa me saisit sous les aisselles et me souleva la hauteur de son visage - II devient lourd cet infidle Cest bientt un homme - Non lui dis-je je serai un homme quand jaurai une belle barbe A la saison des pastques jai u me frotter les joues avec leur jus aucun poil ne me pousse - Essaie encore la saison prochaine me dit mon pre peut- tre obtiendras-tu quelque rsultat Tu auras alors une belle barbe noire - Toi papa tu as deux poils blancs ta barbe Je vois que tu vieillis - Non me dit mon pre non cest une simple envie Il vaut mieux avoir une goutte de lait dans ses poils de barbe quune figue ou une grappe de raisin le bout du nez Cette remarque provoqua chez moi de grands clats de rire Le dner tait dlicieux un mets que je prfrais entre tous des pieds de mouton aux pois chiches Nous mangemes copieusement La table dbarrasse ma mre nous servit du th la menthe et parla des menus vnements de la journe Mon pre sirotait son th et rpondait rarement La lumire baissa une seconde ma mre moucha la bougie avec une paire de ciseaux rouills Elle en profita pour dclarer - Tous les gens bien sclairent au ptrole dit-elle pour conclure Ces propos laissaient mon pre dans une indiffrence totale Mes yeux brillaient de curiosit flamme blanche que je russis tenir prisonnire dans mon cabochon de verre taill en diamant voisine
17 Le matin Driss le teigneux en venant chercher 1e couffin pour les provisions lavait tendue ma mre Il avait fait emplette en outre dune bouteille de ptrole et dun entonnoir La chouafa quon appelait tante Kanza monta admirer notre nouvelle acquisition Chez ma mre de telles joies taient souvent trs proches des larmes Loccasion ne tarda pas ce jour-l se prsenter elle put comme elle le disait soulager son cur Rahma la femme du fabricant de charrues qui tait sortie ce matin accompagne de sa fille Zineb dans lintention de se rendre au quartier Kalklyine pour assister un baptme revint tout en pleurs Elle se mit se lamenter depuis lentre de la maison sadministrer des claques sonores sur les joues - Malheur Malheur moi Je suis la plus misrable des mres je ne pourrai jamais survivre cette douleur Personne ne pourra soulager ma peine Les questions fusaient de toutes les fentres Les femmes avaient interrompu leur besogne Elles la suppliaient de les mettre au courant de la nature de cette catastrophe qui lavait frappe Ma mre oublia que Rahma ntait quune pouilleuse une mendiante dentre les mendiantes Tout mue elle se prcipita au premier tage en criant - Ma sur Ma pauvre sur Que test-il arriv - Nous pouvons peut-tre te venir-en aide Cesse de pleurer tu nous dchires le cur rues latrales Zineb stait volatilise le sol lavait engloutie et il nen restait pas la moindre trace Je mtais ml au groupe des pleureuses et jclatai en sanglots Personne ne soccupait de moi Je naimais pas Zineb sa disparition me rjouissait plutt je pleurais pour bien dautres raisons Dabord je pleurais pour faire comme tout le monde il me semblait que la biensance lexigeait je pleurais aussi parce que Toutes les femmes sarrtrent sessuyrent le visage qui avec un mouchoir qui avec le bas de sa chemise Je continuais pousser des cris prolongs Elles essayrent de me consoler Ma mre me dit - Arrte Sidi Mohammed on retrouvera Zineb arrte Tu vas te faire mal aux yeux avec toutes ces larmes Hoquetant je lui rpondis - Cela mest gal quon ne retrouve pas Zineb je pleure parce que jai faim Ma mre me saisit par le poignet et mentrana courrouce on je repris le chemin de la maison Je mattendais la trouver sens dessus dessous Il nen tait rien Silencieuses les femmes soufflaient leur feu remuaient leurs ragots crasaient dans des mortiers de cuivre leurs pices Je nosai pas interroger ma mre sur les aventures de Zineb Mon pre arriva comme de coutume aprs la prire de lAacha Le repas se droula simplement mais lheure du th maman parla des vnements de la journe Elle commena
18 - Que sest-il pass demanda mon pre Ma mre reprit - Tu connais Allal le fournier qui demeure Kalklyine Si si tu dois le connatre Il est mari Khadija la sur de notre voisine Rahma Il y a un an ils sont venus passer une semaine ici chez leurs dans la source promit au saint de sacrifier un agneau si Dieu exauait son vu Elle a eu son bb Depuis six jours la joie du mnage est son comble Demain on procdera au sacrifice du Nom Mon pre osa faire remarquer quil ne voyait pas dans cet vnement motif angoisse Mais ma mre linterrompit et dclara quil tait incapable dcouter jusquau bout un rcit - Attends Attends dit-elle je commence peine tu minterromps tout le temps Rahma tait donc invite au baptme et la crmonie du Nom Son mari lui acheta une belle robe - Tu ne vas pas citer toutes les rues de Fs dit simplement mon pre Je pouffai de rire Des yeux svres se fixrent un moment sur moi et ma mre reprit - Elles arrivrent Rsif La foule barrait le chemin Un marchand vendait des poissons frais un franc soixante-quinze le Rtal Joutyia les poissons se vendent deux francs vingt-cinq Les gens se battaient pour se faire servir Rahma et sa fille furent prises dans les remous de cette cohue Une fois lair libre Rahma revint tout en larmes nous la consolmes de notre mieux Allal le jardinier se dpcha de pr- venir le mari de Rahma Deux crieurs publics parcoururent la ville en tous sens donnrent le signalement de la fille promettant une rcompense celui qui la ramnerait ses parents Pendant ce temps nous faibles femmes nous ne pouvions que pleurer offrir notre compassion la malheureuse mre Une vieille femme surprit notre douleur elle nous en demanda le motif Nous la mmes au courant du triste vnement Elle nous prit par la main et nous emmena Dar Kitoun la maison des Idrissides lieu dasile de toutes les abandonnes L nous trouvmes Zineb La moqqadama lavait recueillie et nourrie pour lamour du Crateur Elle eut un rial de rcompense et nous la remercimes pour ses bons soins Rahma retrouva toute sa gaiet lorsque sa fille lui fut rendue - Louange Dieu termina mon pre Prpare le lit de cet enfant ajouta-t-il Il tombe de sommeil voix de femmes en instance de rpudiation de jeunes filles malheureuses et denfants perdus Moi aussi jtais perdu dans une ville dserte je cherchais en vain un lieu dasile Je sentis ma solitude devenir lourde mtouffer Je poussai un cri Une parole douce vint de loin apaiser ma fivre et je tombai dans le noir rassur dtendu le souffle calme
19 Le jeudi suivant Rahma pour remercier Dieu de lui avoir rendu sa fille organisa un repas pour les par terre des nattes et des tapis uss Fatma Bziouya Rahma et ma mre sagitrent autour des marmites tournait les sauces qui bouillonnaient dans leur rcipients de cuivre lheure du djeuner et larrive des mendiants Lorsque les grands plats de cramique que Rahma avait lous furent garnis de couscous copieusement arros de bouillon surmont dune pyramide de viande et de lgumes Driss El Aouad partit Moulay Idriss et la maison des aveugles de la rue Riad Jeha pour chercher ses htes Bientt nous entendmes dans le couloir dentre un brouhaha scand de coups de canne et dclats de voix Driss entra le premier dans le patio Il fut suivi dun aveugle la barbe blanche guid par un garonnet dune dizaine dannes Ensuite un flot de mendiants hommes et femmes se dversa dans la cour Le premier vieillard exerait sur cette foule en loques une vritable royaut Tous lui obissaient Ils manifestaient beaucoup dgards pour ce patriarche Javais donc sous les yeux le chef des mendiants au milieu de son clan Tout le monde sassit sur les nattes et sur les tapis uss Avant que le repas ne leur ft servi ils entonn- rent un psaume o il tait question de flicits qui attendent les croyants au cur gnreux ceux-l qui nourrissent les affams honorent lhte de Dieu Le pome se termina par des invocations afin dattirer la bndiction sur notre demeure et sur tous ses habitants Hommes femmes et enfants joignirent les mains les paumes ouvertes vers le ciel Ils rcitrent la premire sourate du Coran Je la connaissais bien cette sourate et je la rcitais avec ferveur Louange Dieu Matre des mondes Nous passmes nos mais sur nos visages Le couscous parut Autour des plats poss mme les nattes les mendiants sinstallrent pour manger Des bols de terre cuite dcors au goudron circulaient plein deau Les mendiants mangeaient et buvaient avec dignit sans hte sans agitation Rassasis ils se l- chrent soigneusement les doigts sessuyrent avec des torchons mis leur disposition Au signal de leur chef ils commencrent la psalmodie dun chapitre du livre Saint Les murs de notre de majest Les aveugles dans leur haillons clamant avec conviction la parole de Dieu revtaient une noblesse et une grandeur qui frappaient limagination Aprs une dernire invocation prononce par le patriarche des aveugles et ponctue du mot amine par le chur des assistants lassemble se leva les cannes sonnrent sur nos mosaques teintes Les mendiants sen allrent multipliant les remerciements les formules de bndiction Rahma radieuse invita les voisines et quelques femmes venues des maisons mitoyennes les rassembla dans sa chambre leur servi un excellent ragot de viande au cardons un couscous au pois chiches des salades dorange au sucre et la cannelle Maman prpara le th la menthe Toutes jacassaient riaient trs fort se taquinaient mutuellement poussaient des you-you
20 Avant de se runir pour le repas ma mre et les autres voisines avaient chang de robe Elles tirrent de leurs coffres des caftans aux couleurs chatoyantes des dfinas ornes de fleurs et pour se coiffer de riches Pendant tout ce temps personne ne stait occup de moi Javais mang avec Zineb dans un petit plat qui mtait personnel et dont mon pre mavait fait cadeau la veille de la fte du mouton Nous avions russi avoir du th que nous avions transvas dans une thire de fer-blanc jouet de Zineb et pour finir nous nous tions battus La nuit la maison retomba dans le silence Je me sentis Je sortis ma Bote la vidai sur un coin de matelas regardai un un mes objets Ce soir ils ne me parlaient pas Ils gisaient inertes maussades un peu hostiles Ils avaient perdu leur pouvoir magique et devenaient mfiants secrets Je les remis dans leur bote Une fois le couvercle rabattu ils se rveillrent dans le noir pour se livrer mon insu des jeux fastueux et dlicats Ils ne savaient pas dans leur ignorance que les parois de ma Bote Merveilles ne pouvaient rsister ma contemplation Mon innocent cabochon de verre grandit se dilata atteignit des proportions dun palais de rve sorna dtoffes prcieuses Les clous les boutons de porcelaine les pingles et les perles changs en princesses en esclaves en jouvenceaux pntrrent dans ce palais jou- rent de douces mlodies se nourrirent de mets raffins organisrent des sances descarpolette volrent dans les arbres pour en croquer les fruits disparurent dans le ciel sur laile du vent en qute daventure
21 Chapitre IV Dans les premiers jours du printemps ma mre et moi nous allmes rendre visite Lalla Acha Nous tions invits passer la journe Quelques jours auparavant ma mre prpara des gteaux de semoule fine des petits pains lanis et au sucre du sellou farine grille mlange de beurre et de diverses pices Nous emportmes toutes ces douceurs Nous quittmes la maison le matin Driss le teigneux vint nous trouver chez lamie de ma mre charg de son couffin provisions et dun poulet de fort bonne apparence Driss apporta aussi un pain de sucre un paquet de th et une brasse de menthe Lalla Acha protesta reprocha ma mre ces folles dpenses Elle sattendait notre visite elle avait fait son march en consquence Lalla Acha habitait dans limpasse de Zankat Hajjama une maison avec une porte basse Cette maison rappelait par certains cts Lalla Acha elle-mme Toutes les deux avaient connu des temps meilleurs toutes les deux en gardaient une attitude guinde une distinction dsute Lalla Acha occupait deux pices de petites dimensions au deuxime tage Un balcon donnant sur le patio garni dune balustrade en fer forg conduisait la pice principale Lautre chambre souvrait directement sur lescalier et servait surtout entreposer les provisions dhiver Lalla Acha y faisait aussi sa cuisine La grande pice avait deux fentres lune souvrait sur le patio de la maison lautre sur les terrasses des maisons voisines et sur les toits dune petite mosque de quartier Cette chambre deux fois plus longue que large tait dune propret mticuleuse Des cretonnes grands ramages couvraient les matelas dnormes coussins brods au petit point envelopps dans une lgre soierie transparente riche en sculpture clochetons et pendentifs occupait sur le mur la place dhonneur Le sol tait couvert dune natte de jonc Par-dessus la natte se dployait une carpette aux couleurs vives Cet ensemble baignait dans une atmosphre daisance de quitude Ce ntait certes pas le grand luxe mais le confort un nid douillet labri du vent Ds notre arrive Lalla Acha nous servit des gteaux et du th la menthe Elle parla ensuite de ses douleurs de jointures qui la taquinaient de nouveau dune rage de dents qui lavait rendue folle la semaine dernire de son manque dapptit Elle posa mille questions ma mre qui rpondait avec complaisance sattardait sur un dtail se lanait dans une longue digression mimait une scne Nos voisins firent naturellement les frais de la fte Ma mre en parlait sans mchancet mais avec une assez grande libert de langage Elle comparait le mari de Rahma un ne qui aurait trop mang de son celui de Fatma Bziouya un rat inquiet Mon pre quelle appelait lHomme nchappait pas ses coups de griffes Sa haute taille sa force son silence devenaient motifs caricature Moi jaimais mon pre Je le trouvais trs beau La peau blanche lgrement dore la barbe noire les lvres rouge corail les yeux profonds et sereins tout en lui me plaisait Mon pre il est vrai parlait peu et priait beaucoup mais ma mre parlait trop et ne priait pas assez Elle tait certes plus amusante plus gaie Ses yeux mobiles refl- taient une me denfant Malgr son teint divoire sa bouche gnreuse son nez court et bien fait elle ne se piquait daucune coquetterie Elle singniait paratre plus vieille que son ge A vingt-deux ans elle se comportait comme une matrone mrie par lexprience
22 Lalla Aicha nous parla son tour des gens de sa maison Elle clamait leurs multiples mrites une telle modeste et jolie telle autre propre conome et bonne cuisinire telle autre pieuse et digne lentendre toutes rivalisaient de saintet avec les anges du Paradis Mais elle baissa la voix pour chuchoter ma mre au creux de loreille sa vritable pense Elle termina par ces termes - Dieu ma bnie lorsquil minspira lide dhabiter cette maison o toutes les femmes vivent comme des surs Des voix montrent du rez-de-chausse sortirent de toutes les chambres pour remercier Lalla Acha Les enfants de la maison vinrent minviter jouer Ils formaient un petit groupe de quatre garons et de trois filles Je nai jamais su leurs noms Lane une fillette de neuf ans me prit sous sa protection Nous grimpmes sur la terrasse Avec de vieilles couvertures et des peaux de mouton nous emes vite fait dorganiser un salon de rception Une bote de conserves rouille pose sur trois cailloux joua le rle de samovar dautres cailloux poss sur un disque de papier faisaient office de verres th Nous sirotmes gravement un th mythique mais combien dlicieux mangemes des gteaux imaginaires distribumes des compliments lane des filles notre htesse Ensuite nous dcidmes de jouer la marie La plus petite des filles fut choisie pour figurer la marie Lane se contenta du personnage de la negafa une de ces femmes expertes dans lorganisation de telles crmonies Elle descendit chercher un bout de foulard du rouge pour les joues de lantimoine finement pulvris pour noircir les yeux La marie fut installe sur un coussin Dans un vacarme de you-you et de chants improviss la negafa procda selon lusage au maquillage et lhabillement de la jeune fiance Lun des garons m par un instinct de mchancet ramassa une poigne de terre et la jeta la figure de notre marie Le drame se dchana La marie et ses invits se mirent hurler se battre courir calmer Une des femmes monta distribua des taloches et des insultes traita de dmons innocents et coupables et me descendit sous son bras comme un paquet pour me remettre ma mre Jessuyai encore des reproches injustes Ma mre me menaa de ne plus jamais memmener nulle part Ma mre et son amie se remirent parler de Rahma la femme du fabricant de charrues de Fatma Bziouya et de tante Kanza la voyante provoqu la dispute Rahma devenait une charmante jeune femme si serviable Si honnte - Et puis dit ma mre elle est si jolie Toujours souriante toujours vive Son mari peut remercier Dieu de lui avoir fait prsent dune brune si dlicieuse Naimes-tu pas cette peau hale au grain si fin ces grands yeux qui rient Nest-ce pas quelle possde une jolie bouche aux lvres fermes un peu boudeuses Lalla Acha approuvait opinait du chef soupirait de contentement Mais ma mre enchanait dj
23 - Fatma ma voisine den face na pas t non plus oublie par le Crateur De jolis yeux noys de douceur Des sourcils dune courbe parfaite Un teint ambr Mais je naime pas le tatouage de son menton - Elle a en outre lagrment de sa jeunesse ajouta lamie Immobile dans mon coin jcoutais Je mtonnais dentendre ma mre rendre justice la beaut de nos deux voisines Cette beaut je la sentais mais je ne pouvais la traduire par des formules concrtes Jtais reconnaissant ma mre dexprimer avec des termes prcis ce qui flottait dans mon imagination sous forme dimages vagues confuses inacheves Pour tante Kanza les deux femmes se contentrent de hocher la tte dun air entendu Tante Kanza la chouafa appartenait pour moi une autre race Elle tait royale Les chacals se sentaient chacals auprs de cette lionne trange est la beaut des reines Non pas des reines dun royaume phmre que divisent la faim la concupiscence et lavidit mais des reines vierges qui portent dans leurs flancs un dieu dquit Ses grands yeux dans sa face de parchemin dlicat fascinaient ses clientes et imposaient le respect quelle disposait de pouvoirs illimits et je considrais comme un privilge dhabiter sous le mme toit quune personne aussi considrable - Ny a-t-il personne Puis-je passer Trois voix de femmes lui rpondirent la fois - Passe Passe Passe Son pas rsonna dans lescalier Il pntra directement dans la petite pice Il tait prvenu de notre visite et il ne lui tait pas permis de sensuivit Elle mcouta distraitement me rpondit par des phrases vagues des conseils dordre gnral sur la faon de se tenir en socit Elle se leva pour regarder par la fentre rencontra les yeux dune voisine penche elle aussi sur la balustrade contemplant le patio vide Les deux femmes se salurent parlrent du printemps dont les bouquet sentait le miel Les oiseaux se rpondaient dun buisson une branche Les femmes couraient pieds nus dans lherbe barbotaient dans le ruisseau chantaient des cantilnes ravir le cur Au milieu de laprs-midi un orage dune rare violence sabattit sur la nature En hte tapis et couvertures furent ramasss Chacun se charge dune partie des bagages plats vides accessoires pour le th gargoulettes - Nous tions dans un triste tat notre retour Mes belles robes avaient souffert de la boue Javais un caftan en drap abricot comme on nen fait plus notre poque Par-dessus je portais une tunique brode de fleurs mauves et Lalla Acha vint nous retrouver le visage bouleverse Elle fit signe ma mre de la suivre dans le coin le plus sombre de la chambre Je restai la fentre La femme qui racontait son meilleur souvenir demeura
24 un moment attendre le retour de ma mre Ne la voyant pas revenir et me jugeant trop jeune pour apprcier la somptuosit de ses vtements elle laissa sa phrase inacheve soupira leva les yeux au Ciel pour le prendre tmoin de lincomprhension du genre humain rentra sa tte disparut dans lombre veloute de ses appartements Ma mre discutait demi voix avec son Amie Je nosai pas men approcher Jentendis le mot pacha plusieurs fois au cours de leur mystrieux dialogue Ce mot mimpressionnait me mettait mal laise Le pacha Ntait-il par ce personnage cruel qui faisait bastonner les gens au gr de sa fantaisie Les mettait dans un cachot noir avec un pain dorge et une cruche deau Les laissait dvorer par les rats Le mot pacha faisait trembler les petites gens Il sassociait dans leur esprit des ennuis sans nombre des douleurs bruyantes des cris et des lamentations Ils sendettaient pour payer les sbires du pacha de se chercher querelle pour des futilits Ils couraient devant le pacha pour lui exposer leurs petites misres Ils repartaient de l souvent mcontents ayant essuy quelques rebuffades petite fille La scne mamusait Lalla Acha plus ge que ma mre se laissait consoler devenait la petite sur dans les bras de son ane Javais envie de rire mais je savais que cela ne se faisait pas Le ridicule de la situation mobligea fuir dans lescalier pour ne pas me montrer incorrect Jeus souhait rencontrer la et je chantonnai sur un air improvis des paroles dpourvues de sens Le pacha Mangea Lalla Acha O Nuit 0 Nuit O mon il Pleure dans la solitude Du fond de la chambre ma mre minterpella Elle me demanda si javais lintention de braire pendant longtemps encore Je me tus madossai au mur et ne tardai pas mendormir Jentendis quelquun me rveiller Une main impitoyable me trana dans la chambre de Lalla Acha o la table tait mise Je tombais de sommeil Ma mre me fora manger mais je ne pouvais rien avaler Le poulet aux carottes avait un got de paille Je fis une norme tache de graisse sur ma djellaba et Je subis de svres remontrances Enfin on mabandonna sur un matelas o je pus ronfler tout loisir Quand je me rveillai le soleil avait disparu les bougies clignotaient craient sur les murs des ombres fantastiques Mon pre vint nous chercher Je descendis lescalier butant chaque marche Les rues taient mal claires Mon pre stait muni dune lanterne en fer-blanc gracieusement ajoure et orne de verres de couleur Des silhouettes surgissaient du noir prenaient forme humaine disparaissaient un instant aprs derrire nous avales par la nuit Je ne reconnaissais aucune rue Jentendais rsonner des pas dans le lointain Us se rapprochaient se dissolvaient Un chien aboya Une dispute de chats clata au fate dune
25 animaient cette ville morte Nous arrivmes chez nous Ma mre me coucha Je manantis dans le sommeil Le lendemain vendredi mon pre rentra djeuner selon sa coutume Il portait une djellaba de laine boutonne dune blouissante blancheur et un turban neuf tout raide dapprt Le repas fut servi par ma mre Le menu tait particulirement soign Nous mangemes du mouton aux artichauts sauvages du couscous au sucre et la cannelle et pour finir une dlicieuse salade doranges lhuile dolive Nous sirotmes de nombreux verres de th la menthe Au centre du plateau deux roses dIspahan spanouissaient dans une Vieille tasse de porcelaine Ma mre soupira Elle sadressa mon pre - Le sort se montre parfois bien cruel Pauvres et riches bons et mchants sont la merci de ses revers Jai bien du chagrin Je pense Lalla Acha et mon cur saigne Je nai pas voulu tennuyer hier soir avec les tristes vnements qui se sont drouls dans la journe Mon pre prta une oreille attentive Elle poursuivit - Moulay Larbi le mari de Lalla Acha sest disput avec son associ un certain Abdelkader fils de je ne sais qui Elle leva les yeux au plafond pour invoquer - Dieu carte de notre chemin de celui de nos enfants et les enfants de nos enfants tous les fils du pch qui se prsentent le sourire aux lvres et la poitrine pleine de tnbres Sois notre protecteur et notre mandataire Amine Cet Abdelkader ce fils de ladultre ce disciple de Satan ne possdait pas une chemise propre quand Moulay Larbi le prit comme ouvrier dans son atelier Mechatine Il le traita avec bienveillance lui prta de largent le reut souvent djeuner ou dner Abdelkader se montrait poli et mme obsquieux Il chantait les mrites de Moulay Larbi louait sa gnrosit son bon caractre et la noblesse de ses sentiments Tous les deux travaillaient beaucoup Les babouches brodes jouissent auprs des femmes de Fs dun grand succs La production de Moulay toujours trs cher Malgr ses nuits de veille Abdelkader navait pas su conomiser Il se trouva assez gn de reconnaissance de dette Pour permettre Abdelkader de gagner davantage il lassocia son affaire - Sais-tu comment ce fils du pch la remerci de ses bienfaits Mon pre ne savait pas Ma mre ne lui laissa dailleurs pas le temps de rpondre Elle continua en ces termes - Non Tu ne pourras jamais le deviner Les gens qui nont pas de pudeur les va-nu-pieds de mauvaise foi ceux-l qui offensent Dieu et son Envoy par leurs agissements malhonntes auront rendre compte de leurs mauvaises actions le jour de la Balance Abdelkader a ni il na pas simplement ni il a mme prtendu avoir vers la moiti du capital de laffaire de Moulay Larbi pour lachat du matriel des cuirs et du fil dor Le Pacha ne pouvait pas connatre tous les dtails de cette histoire Il na accept aucune des versions des deux adversaires Un garde du pacha a t charg de mener lenqute mais il sest content de discuter avec les plaideurs Il leur a rclam une somme fabuleuse pour le temps quil avait perdu
26 dit-il les rconcilier Ils se sont excuts Laffaire a t porte devant le prvt des marchands Il les a fait de nouveau accompagner par un de ses gardes qui leur a demand de lui exposer les faits mais ils ont refus Seuls les experts de la Corporation peuvent comprendre lobjet du litige dirent-ils Les experts ont t runis Ils ont discut jusquau soir Finalement ils se sont prononcs en faveur dAbdelkader ne connat pas toutes les donnes Je sais le monde est ainsi fait il faut des juges et des escrocs pour leur donner du travail Ce sont toujours les honntes gens qui sont sacrifis Mon pre intervint - Pas toujours Parfois les juges commettent des erreurs Mme juges ils nen sont pas moins hommes cest--dire soumis lerreur Dieu seul ne se trompe jamais - Il ny a de puissance quen Lui lUnique qui na point dassoci dit ma mre et elle ajouta - Enfin tout cela nous a bouleverses Lalla Aicha a pleur le soir elle souffrait de violents maux de tte Un silence suivit cette conclusion Jentendais les grains du chapelet qugrenaient les longs doigts de mon pre Rahma tapait sur son pain pour savoir sil tait lev Zineb jouait avec le chat un chat noir maladif que la famille avait adopt pour satisfaire un caprice de leur fille Jcoutais ce quelle lui racontait Il y tait question de le nourrir de miel et de beurre de gteaux fourrs damandes et de cuisses de poulets le grand bb aurait un burnous de velours et porterait des turbans de soie Grande niaise Depuis quand les chats raffolent-ils de miel Un chat avec un turban de soie serait la chose la plus ridicule du monde Une fille aussi bte que Zineb ne peut rien trouver damusant dans sa pauvre cervelle Elle ne savait pas jouer mon avis Elle tait donc particulirement pauvre et mprisable Moi javais des trsors cachs dans ma Bote Merveilles Jtais seul les connatre Je pouvais mvader de ce monde de contrainte encombr de pachas de prvts des marchands et de gardes vnaux et me r- fugier dans mon royaume o tout tait harmonie chants et musique Javais pour compagnons des hros et des princes quitables Pour entendre raconter leurs nouveaux exploits je me promettais daller couter Abdallah lpicier Je navais dailleurs jamais vu Abdallah mais il tenait une place importante dans mon ma mre dAbdallah et de ses histoires Le rcit de mon pre excita mon imagination il mobsda durant toute mon enfance Ctait lhiver le vent faisait claquer la porte de la terrasse et sifflait dans lescalier Javais la tte pose sur les genoux de mon pre Jcoutais Il parlait lentement de sa voix grave Voici son rcit Abdallah vend toutes sortes dobjets poussireux dfrachis pendus de guingois des tagres non moins poussireuses non moins dfrachies Il a peu de clients mais beaucoup damis Du matin au soir Abdallah balance son chasse-mouches assis en tailleur sur une peau de mouton ronge de mites
27 Il y a trs longtemps quil sest install dans le quartier Son fonds de commerce consistait en deux grappes de balais de palmier nain une dizaine de couffins de trois dimensions diffrentes un paquet de ficelle et quelques botes en fer-blanc quon suppose remplies dpices Depuis sa barbe a blanchi et les grappes de balais ont bien peu diminu de volume il y a encore les deux tiers des couffins quant la ficelle et aux pices loccasion ne sest point prsente de les entamer Il en a racont des histoires Abdallah depuis son arrive Il ne rpte jamais la mme et semble inpuisable Il en raconte aux enfants aux grandes personnes aux citadins et aux campagnards ceux qui le connaissent comme aux visiteurs dun jour Les histoires dAbdallah durent parfois un quart dheure et parfois une matine Il les raconte sans sourire au rythme solennel de son chasse-mouches Il conte sans interruption sans boire ni se racler la gorge sans agiter les mains ni occuper ses doigts Aucune des formules de bndiction si chres aux conteurs arabes nmaille son rcit Il raconte mendiant Les uns laiment les autres le dtestent sans le lui dire mais tous lcoutent subjugus le qualifient de menteur dhypocrite et parfois de sorcier Quest-il donc Cest un picier qui raconte des histoires A tout cela Abdallah rpond par des histoires Le chef du quartier est devenu son auditeur assidu et fait grand cas de son savoir ou de ce quil appelle ainsi Abdallah prtend ne rien savoir car dit-il les vrais savants ne doivent pas raconter dhistoires mais dire la vrit la dire et lcrire Un savant ayant consacr sa vie une uvre dimportance prit un jour tous les feuillets de ses livres et les exposa sur le toit de la Kaba la maison de Dieu Un an aprs les feuillets taient encore leur place sans trace de pluie sans atteinte des agents extrieurs Lencre stalait frache sur le papier blanc Il nimprima son ouvrage quaprs cette suprme preuve Il avait mille fois raison rien ne peut dtruire effacer ou altrer la vrit Et Abdallah ajoutait - Je ne suis pas un Savant mes histoires entrent par une oreille et sortent par lautre Est-ce absolument vrai Est-ce surtout sans exception Assurment non Les histoires dAbdallah subissent le sort de toutes les histoires que se transmet lhumanit travers
28 Abdallah raconte une histoire des enfants Lun deux lui dit - Jen ai lu une bien plus belle dans mon livre de lecture - Cest bien possible rpondit Abdallah seulement lhistoire que tu as lue se trouve dans un livre Tous tes camarades possdent ce livre et peuvent la lire Mais celle que je tai raconte nest que dans un seul livre cest celui-ci Et il dsigna son cur Abdallah ferme chaque soir sa boutique et part petits pas Tout le monde dans le quartier ignore son domicile Il y a bien Si Abdennebi une mauvaise langue qui affirme lavoir vu entrer dans un vulgaire fondouk Lahbib au contraire qui la suivi raconte sa curieuse aventure en ces termes Notre-Seigneur Abdallah est un ami de Dieu Je lai suivi que Dieu me pardonne jusqu Seffah sur lautre rive de lOued Fs Dans une impasse souvre la porte dune zaouia de zellijs vertes Il y entre et au bout dune minute je ly suis Je le cherche en vain La zaouia tait dserte Jai pouss un long tekbir et me suis vanoui Maintenant je ncoute pas ce que racontent les ignorants car moi je sais oui je sais que les amis de Dieu ont des demeures caches Lahbib a peut-tre raison Abdennebi qui tait prsent rpondit Lahbib a trop cout les histoires dAbdallah son cerveau en est malade Allah est le seul savant les agissements dAbdallah ne sont pas ceux dun honnte musulman Lavez- vous vu jamais faire sa prire Quitte-t-il sa boutique lheure des repas Respecte-t-il le vendredi Prononce-t-il jamais une parole pieuse Cest un corrupteur un Satan enturbann un dmon barbe blanche qui vit dans le mensonge comme un pourceau dans la fange Lahbib de nature paisible dordinaire rougit dindignation Il scria - Faudrait-il donc quil te ressemble pour mriter le nom de musulman Tu fais tes prires nous en sommes tmoins tu quittes ta boutique aux heures des repas tu respectes le vendredi et tes discours sont de destruction Tu nes mme pas Satan parce quaucune de tes uvres ne porte le sceau dune certaine grandeur Tout au plus tu es un rat dgout mais qui se serait roul dans de la bonne farine bien blanche Il pense que la farine le rendra pur alors que son contact suffit la souiller Abdennebi bondit pour le frapper Lahbib forgeron de son mtier lattrapa par les poignets et sans smouvoir continua son sermon - Vois-tu les faibles ont toujours recours la violence Mes bras manient le fer et ne craignent pas le feu aussi je ne lemploierai pas craser les blattes de ton espce Je ne dfends pas Abdallah lpicier jessaie simplement dclairer ton ignorance toi qui prtends tre si savant Mais tu as le crne pais et lme momifie Tu es un cadavre et je naime pas toucher les charognes Lahbib flanqua Abdennebi contre le mur et partit Il jena plus dune semaine pour se purifier de sa colre Ceci fut racont Abdellah Il resta dabord silencieux balanant dun mouvement solennel son chasse-mouches puis raconta une histoire
29 Chapitre V pour occuper les doigts Je rcitai ma leon comme de coutume Le matre me flicita - Cest bien mon fils me dit-il tu seras sil plat Dieu un taleb mendiant de la science QuAllah touvre les portes du savoir Avant daller djeuner le fqih nous fit signe de nous taire Dans le silence gnral il nous parla de lAchoura la fte du Nouvel An Nous devions la clbrer dignement selon lusage Notre Msid serait illumin partir de minuit Tous les lves viendraient pour inaugurer la Nouvelle anne dans la joie et dans le travail Nous avions quinze jours pour prparer la fte Chacun devait apporter la contenance dun bol dhuile dolive pour alimenter les lampes lcole serait blanchie la chaux les vieilles nattes changes et remplaces par des nattes neuves Le fqih nous demanda de mettre nos parents au courant de ces dispositions Il comptait sur leur gnrosit Enfin notre grande joie nous emes cong pour le reste la journe Quel bonheur Je courus la maison en faire part ma mre Fatma Bziouya mapprit quelle tait absente Lalla Acha son amie tait venue la chercher il y avait de cela une heure environ Ma joie se transforma en apprhension bientt en inquitude Cette sortie avait certainement une relation quelconque avec laffaire Moulay Larbi le mari de Lalla Aicha Peut-tre un nouveau diffrend lopposait-il encore ce dmon dAbdelkader fils de je ne sais qui Ne lavait-on pas enferm dans une sombre prison Cela sentait le pacha le prvt et leurs sbires Ma mre avait laiss la clef sur la porte de la chambre Jentrai Les objets ne me reconnaissaient plus matelas terrifi la gorge sche attendant le retour de ma mre seule personne capable de me dlivrer de ces sortilges Je ne bougeais pas de peur dexciter lanimosit des tres qui mpiaient derrire chaque chose Des sicles passrent Les pas tranants de ma mre me parvinrent du rez-de-chausse Je lentendis tousser La pice reprit son aspect de tous les jours Un rayon de soleil anima les mosaques dcolores Ma mre essouffle sarrta sur le palier Je me prcipitai sa rencontre Fatma Bziouya caillait de petits poissons cisels comme des bijoux Elle reposa son couteau se lava vaguement les mains sessuya un torchon quelle portait en guise de tablier et sans poser de questions attendit que maman lui rvlt lobjet de son absence Ma mre mystrieuse lui fit promettre la plus grande discrtion Ensuite elle se lana dans un long
30 discours chuchot de bouche oreille accompagn de mimique de larges gestes des deux bras scand de soupirs illustr de hochements de tte main gauche sur le cur rptait - Allah Allah Allah Dieu Dieu Dieu doit remercier Dieu mme dans le malheur Elle finit par sapercevoir de ma prsence Elle minvita la suivre Elle se dbarrassa de son hak quitta ses chaussures de basane noire - Je vais me dit-elle te donner manger tu dois mourir de faim servit dans un plat des morceaux gros comme le pouce nageant dans une graisse dlicieuse quelle avait rchauff avec soin Le pain tait frais et parfum lanis Je mangeai seul Ma mre disparut Je savais quelle chuchotait quelque part Rahma la locataire du premier la nouvelle histoire de Lalla Aicha aprs lui avoir fait promettre le secret Je savais aussi que je navais qu attendre Je glanerai un mot ici un autre l je saurai de quoi il sagit Je finis en hte de manger Jallai rejoindre ma mre sur la terrasse o Rahma en effet assise lombre sur une peau de mouton se peignait les cheveux Elle avait interrompu son travail et coutait Sa chevelure noire enduite dhuile dolive se rpandait sur ses paules Ma mre disait - La pauvre femme a tout vendu Mme les rats nont plus rien se mettre sous la dent - Et largent interrogea Rahma Ma mre sempressa de la renseigner - Largent servira acheter du matriel Moulay Larbi et assurer les premiers frais dinstallation de son nouvel atelier Rahma hocha la tte pour montrer quelle avait parfaitement compris Elle approuvait - Cest trs bien 1 Trs bien Se sentant encourage ma mre expliquait son Crateur Moulay Larbi homme gnreux mrite quune femme aux sentiments nobles se dpouille de ses bijoux et de son mobilier afin quil ne perde pas la face aux yeux de ses pairs Lalla Acha fait une bonne action Dieu la lui rendra au centuple le Jour o le fils ne peut venir en aide son pre le Jour o le pre ne peut drober les enfants de son sang la sentence du Suprme Juge Seules nos bonnes et nos mauvaises actions pseront dans la Balance Faibles et chtives comme nous sommes nous ne pouvons compter que sur la misricorde dAllah lOmnipotent Rahma lui fit cho
31 - Quil soit glorifi 1 Il ny a de Dieu que Lui Le silence rgna Rahma continua tirer sur ses cheveux laide dun peigne de corne Ma mre se mit debout poussa un long soupir dit enfin - Jai aid de mon mieux Lalla Acha dans ses dmarches maintenant je me sens triste et fatigue Nous nous engagemes dans lescalier ma mre et moi fusrent de partout - Qui est mort Qui est mort Des groupes de femmes staient forms au-dessus des murs qui surplombaient notre terrasse et celle de la maison do partaient les cris de dsespoir Elles jacassaient expliquaient gesticulaient tendaient le cou pour entendre de nouveaux hurlements On distinguait dans le vacarme une voix plus grle que les autres se lamenter Les femmes arrivaient des terrasses loignes sautaient par-dessus les murs de sparation jonglaient avec une chelle trop courte Les unes se tenaient califourchon sur le mur les autres laissaient pendre leurs jambes Une vieille n- gresse dont je ne voyais que la tte et les deux bras nus dun noir luisant agita ses deux mains dont les paumes roses me fascinaient elle imposa silence aux femmes - De quoi est-il mort demanda une jeune femme qui portait sur la tte un foulard jaune - Dieu seul le sait rpondit la ngresse mais cest bien Sidi Mohammed ben Tahar le coiffeur qui est mort Les femmes restrent silencieuses La tte de la ngresse disparut Les mains sarrtrent un moment sur larte du mur puis svanouirent leur tour Tout le monde dans le quartier connaissait Sidi Mohammed ben Tahar le coiffeur Il shabillait de blanc portait une barbe rare et sur ses lvres flottait un ternel sourire Il faisait son march lui-mme et maintes fois je lavais crois dans notre impasse charg dun couffin dalfa on y pouvait voir les lgumes de la saison quelquefois un morceau de viande rose des oignons ou de lail Les hurlements staient calms le vacarme stait transform en lamentations continues sur un ton grave une sorte de chant au rythme naf Ma mre descendit dans la chambre elle remonta la tte enveloppe dans une lgre couverture Elle dit Rahma - Je vais passer par-dessus le mur cela me fera du bien daller pleurer un peu - M lui dis-je emmne-moi je veux moi aussi pleurer un peu - Non dcida ma mre tu es encore trop jeune et puis tu es un garon Tout lheure les rcitateurs du Coran viendront psalmodier et tu pourras te joindre eux - Je veux pleurer Je veux pleurer insistai-je - Attrape et pleure pour de bon
32 Cette phrase fut accompagne dun soufflet magistral Je me mis sangloter Rahma intervint en ma faveur Elle finit par convaincre ma mre de memmener Les deux femmes maidrent franchir le mur mitoyen Je ne pleurais plus Je sautais les marches quatre quatre pour rejoindre les pleureuses au rez-de-chausse qui taient dj la maison leur rpondaient par dautres vocifrations La femme du coiffeur la voix enroue gmissait se donnant de grands coups du plat de la main sur les joues et sur les cuisses Le spectacle me fascinait au point doublier le but de ma visite Jtais venu pour pleurer et je ne pleurais pas Jessayais de comprendre ce que disait une vieille femme chevele Elle baissait la tte jusquau sol la relevait chantait en allongeant les finales Tu tais le pilier de ma maison Tu tais mon parasol et mon bouclier Tu tais le cavalier courageux Sans toi la maison deviendra sombre Sans toi le soleil deviendra froid Sans toi je nai plus dyeux pour voir Mes yeux ne pourront plus sarrter de couler Mes yeux verseront des larmes de sang Mes yeux se desscheront et jerrerai dans les tnbres Une jeune femme trangre la maison restait enveloppe dans son hak Elle rptait sur tous les tons O ma mre O ma pauvre mre O ma mre Je taimais plus que tout au monde Certaines hoquetaient sans rien dire dautres invoquaient les saints adressaient de ferventes prires Dieu et son Prophte Dans un coin des enfants pleurnichaient Je mapprochai deux Je trouvai Zineb Elle dployait de vains efforts pour faire comme les autres se frottait les yeux mais aucune larme nen coulait Ils taient toujours aussi secs et aussi brillants que quand elle me faisait quelque misre Je la regardai un moment et dun mouvement aussi prompt quinattendu je lui envoyai un coup de poing sur le nez Des torrents de larmes lui inondrent le visage Ses cris dominrent le tumulte Je me sauvai sur la terrasse Javais perdu de vue ma mre Je savais quelle devait gmir vocifrer tout son aise sans soccuper de ses voisines Les psalmistes furent annoncs la porte de la maison Les femmes se rfugirent au premier tage Enfin ma mre remonta me prit par la main et maida repasser le mur de sparation
33 Nous allmes dans notre chambre Fatma Bziouya vint demander ma mre comment allait la femme du coiffeur Quelles taient les femmes qui pleuraient La mre du coiffeur tait-elle encore vivante Ma mre parla de la douleur de la femme du coiffeur cita les noms de quelques assistantes avoua quelle ignorait Jexistence de la mre Lalla Kanza la chouafa de son rez-de-chausse prit part la conversation Tout le monde tira de lv- nement cette conclusion minemment philosophique tous les tres sont mortels tt ou tard viendra notre tour Le bourdonnement des rcitateurs nous parvenait travers les murs De temps autre la femme du coiffeur poussait un long hurlement Chacun de ses cris arrachait un puissant soupir ma mre Je nosais pas jouer Pouvais-je dcemment sortir mes bibelots le jour o Sidi Mohammed ben Tahar le coiffeur une personnalit importante de notre impasse quittait jamais ses parents ses amis et ses clients Tout lheure aprs les ablutions rituelles il sera vtu pour la dernire fois de blanc Des hommes cela accoud la balustrade de notre fentre Une grande tristesse menvahit La fatigue sempara de mes membres Je demandai ma mre la permission de mallonger sur le grand lit Elle accepta Je me jetai dessus et continuai penser lenterrement du coiffeur Je le voyais troitement cousu dans sa cotonnade blanche rigide sur sa civire recouverte dun toit voyager sur une mer de ttes enturbannes dans un concert de litanies et dinvocations Javais dj vu passer dans la rue des cortges denterrement Parfois les hommes marchaient lentement solennellement et chantaient un cantique avec des voix profondes comme des gouffres parfois ils taient trs peu nombreux et pressaient le pas Ils se contentaient de rp- ter dune voix de tte la formule de lunit de Dieu la chahada Il ny a de Dieu quAllah et Mohammed est son Prophte Mon pre qui javais fait part de mon impression trouva cette histoire pour me consoler Dans un souk trs frquent tenait boutique Sidi Jen ai oubli le nom Ctait un homme pieux honnte et courtois envers tout le monde Chaque fois quun cortge funbre traversait le souk ce saint personnage prenait ses babouches les enfilait en hte et accompagnait le mort jusquau cimetire Un jour vinrent passer deux croquemorts transportant la civire o gisait le cadavre dun mendiant que personne naccompagnait Lhomme se leva prit ses babouches de dessus ltagre o il les rangeait chaque Jour mais resta debout sans les enfiler Il finit par les remettre leur place Les boutiquiers jug- rent sa conduite peu charitable - Il naccompagne que les cortges denterrement de riches dirent-ils Sidi qui surprit leurs murmures leur dclara - tes-vous des croyants Alors coutez pourquoi je nai pas accompagne ce frre Jusqu sa tombe Quand jai pris mes babouches jen avais lintention mais jai vu arriver derrire la civire une foule immense dtres dune incomparable beaut Ctaient les anges du Paradis Moi simple pcheur je nai Chaque fois que je rencontrais deux croque-morts portant un cadavre solitaire Je rptais avec eux - Dieu taccompagne tranger sur cette terre
34 Jajoutais aussi mentalement Lui aussi rejoint sa tombe accompagn dune foule danges dune incomparable beaut Jen tais tout heureux Les femmes de notre maison lchrent leur ouvrage Elles se mirent pleurer gmir prs de leurs braseros et de leurs marmites Le corps devait probablement quitter la maison Ctait un moment pathtique Jentendais toujours le bourdonnement des psalmistes Le soleil se cacha derrire un nuage une immense peine sabattit sur la terre Jclatai en sanglots Ma mre affole oublia le coiffeur et son enterrement et se prcipita pour me demander les raisons de mes larmes Elle me questionnait inquite - O tes-tu fait mal Un insecte ta-t-il piqu As-tu des coliques Je reniflais de plus belle je ne rpondais pas La crise dura un long moment Je refusai de manger Ma mre avait fait cuire des lentilles la tomate et aux oignons Je les aimais dhabitude mais je ne voulais pas y toucher Je restais allong sur le lit Ma mre tendit sur moi une couverture de laine grge orne aux extrmits de bandes rouges Je somnolai jusqu larrive de mon pre tard dans la soire Jacceptai de boire un verre de lait et me replongeai sous la couverture invocation ou quelque verset au pouvoir salvateur Je vais peut-tre mourir moi aussi pensais-je Peut-tre aurai-je derrire mon cercueil des anges beaux comme la lumire du jour Jimaginais le cortge quelques personnes du quartier le fqih de lcole coranique mon pre plus grave que jamais et des anges des milliers danges vtus de soie blanche A la maison ma mre pousserait des cris se dchirer le gosier elle pleurerait pendant des jours et pendant des nuits Elle serait toute seule le soir pour attendre le retour de mon pre Non Je ne voulais pas mourir - Je ne veux pas mourir criais-je en me dressant dans mon lit Je ne veux pas mourir Je rejetai ma couverture et me mis debout hurlai cette phrase de toute la force de mes poumons Mon pre me recoucha tempra par des paroles douces mes angoisses Ma mre les yeux bouffis rptait - Mon petit enfant Mon petit enfant Je me calmai Mes oreilles se mirent siffler Jcoutais travers ce bruit deau ma mre raconter les et se remettre au travail Elle louait la gnrosit et le courage de Lalla Aicha lanait des imprcations contre les hypocrites les escrocs les gens sans foi ni loi comme cet Abdelkader fils de je ne sais qui Pendant ce temps entre les franges de mes cils je voyais descendre du plafond de beaux anges blancs tomba Dans la bote rgnait une fracheur de roses et de fleurs dorangers La Bote fut emporte par del les nuages dans des palais dmeraude Tous les oiseaux chantaient Je retrouvai les deux moineaux qui chaque matin me rveillaient Ils discutaient comme de coutume
35 - Jaime les figues sches - Pourquoi aimes-tu les figues sches - Tout le monde aime les figues sches - Oui Oui Oui - Tout le monde aime les figues sches - Les figues sches - Les figues sches -Les figues sches Une sensation de brlure sur les paupires mobligea ouvrir les yeux Un rayon de soleil entrait par la fentre Il me tombait droit sur le visage Les moineaux chantaient les vertus des figues sches Tu niras pas lcole - Je ne suis pas malade lui dis-je - Je sais Je sais Joue tranquillement dans ton coin Mange ce beignet il est tout chaud Je pris le beignet Driss le teigneux appela du rez-de-chausse Il arrivait avec les provisions pour la journe Ma mre descendit les chercher Jentendis Fatma Bziouya qui disait - Dj de la mauve Elle est dun beau vert Au premier tage Rahma saffairait sur le palier Elle activait aussi le feu et pilait des condiments Quelquun chantonnait Notre vieux soufflet se fit de nouveau entendre Il tait fatigu et ne savait dire que ces mots Des mouches Des mouches Des mouches Celui de Rahma variait son rpertoire Parfois il prenait plaisir rpter Jai chaud Jai chaud Jai chaud Ou alors Je souffre
36 Je souffre Je souffre Des phrases chuchotes montaient du rez-de-chausse Lalla Kanza parlait une cliente Un clat de rire troubla latmosphre Il fut bref et sans consquence Un pigeon roucoula sur la terrasse Il disait des mots si jolis que je souriais aux anges Je remarquai sur une solive deux mouches se livrer une poursuite sarrter sans raison puis reprendre leur course laventure A la porte de la maison quelquun heurta le marteau - Qui est l demandrent plusieurs voix Qui que ce ft je navais nulle envie de le savoir Du ciel coulait jusqu moi un son frle un chant tnu et fragile comme un fil de la vierge Le Moudden annonait la prire Dun lointain minaret me parvenait en larges ondes la formule Dieu est le plus grand Le chant mourait se fondait dans le bleu du ciel renaissait saffirmait avec une certaine vigueur se dissolvait de nouveau dans lair du printemps Un gros bourdon dun noir mtallique se laissa choir par louverture qui dominait le patio claqua contre le mur et se projeta violemment par la fentre de notre chambre sur le verre de la lampe ptrole Le verre tinta mais rsista au choc Linsecte sortit avec autant de prcipitation quil tait entr Cette visite menchanta Je me mis rire et taper des mains Jpiai encore un moment les bruits de la maison mais ce jeu me lassa Ma mre revint me voir me sourit et satisfaite sans doute de ltat de ma sant et de ma grande sagesse repartit travailler dans ses seaux et piler ses aromates Pour moccuper je rcitai le peu de Coran que je savais dabord mi-voix ensuite de toute la force de mes cordes vocales je scandais les mots du livre saint avec passion Ma mmoire tarit Jhsitai un instant avant de reprendre avec plus de ferveur ma psalmodie Jinventais mon propre Coran Des mots sans suite et sans signification prenaient leur vol tournoyaient dans latmosphre de la chambre jaillissaient vers le ciel comme des essaims de papillons richement colors Ma mre vint encore me voir Elle me conseilla moins dardeur dans mon chant Je pouvais avoir un accs de fivre Elle tira de sa robe une chanette de cuivre ronge de vert-de-gris et me la tendit - Ajoute ceci tes merveilles me dit-elle La chanette dlicatement travaille absorba mon attention Je la contemplai longtemps Je dcidai de la nettoyer Je savais transformer le cuivre cette vile matire en or pur Je sortis sur le palier Dans une bote de conserves cabosse je dcouvris du sable fin qui servait au nettoyage des tables rondes et des plateaux th Je mattelai louvrage activement Jen avais mal aux doigts quand le rsultat attendu parut mes yeux Jeffectuai de nombreux rinages dans un seau deau noirtre o nageait un petit balai de doum Ma chane se changea en bijou dor Je lenroulai autour de mon poignet pour en admirer leffet je la tenais par les deux bouts me lappliquais sur la poitrine sur le front je men faisais un bracelet Je sortis ma Bote Jtalai toutes mes richesses sur une couverture
37 Absorb dans la contemplation de mes trsors je navais pas vu entrer le chat de Zineb Il ronronna tout contre moi Je ne le craignais pas Je dcidai de lassocier ma joie de lui ouvrir les portes de mon univers Il sintressa gravement mes discours allongea la patte pour toucher mon cabochon de verre taill regarda avec tonnement ma chane dor Je lui en fis un collier Il se montra dabord tout fier Il essaya ensuite de larracher Elle ne cda pas ses coups de griffes Il se mit en colre saffola et partit en flche la queue hrisse les yeux dilats dinquitude Je courus derrire lui pour rcuprer mon bien Le maudit chat resta sourd mes appels Il ne voulait rien avoir de commun avec moi il grimpait les marches de lescalier crachait des menaces Jalertai ma mre demandai secours Fatma Bziouya Rahma et mme mon ennemie Zineb la propritaire de ce dmon quadrupde Tout le monde se prcipita sur la terrasse mais le chat ne sachant pas pourquoi on le poursuivait susait les griffes grimper le long dun mur dune hauteur vertigineuse Jtais furieux contre le chat Les femmes essayrent de me consoler - Il reviendra ce soir Zineb te rendra ta chane Zineb Zineb Ctait elle qui lavait charg de venir se frotter contre moi abuser de ma gentillesse et me voler mon plus beau bijou Je suffoquais de colre et dindignation Ma rage se dchana je me pr- cipitai sur Zineb Je lui enfonai les ongles dans les joues lui arrachai les cheveux par touffes lui envoyai de formidables coups de pieds dans le ventre Elle se dfendit la brute avec violence me tira les oreilles Enfin ma mre russit me matriser Elle mamena dans la chambre me plongea la tte dans un seau deau messuya le visage avec un torchon et mintima lordre de me coucher La poitrine encore secoue de sanglots je mendormis presque immdiatement
38 Chapitre VI lhuile dolive que les lves apportaient par bouteilles et par bols Les grands en avaient la responsabilit Pour lachat des nattes neuves chacun y contribua selon ses moyens Le pre dun lve exerait le m- tier de chaufournier Il fit don lcole dune charge dne de chaux Le lundi huit jours avant la fte de lAchoura les vieilles nattes furent remises dans la soupente Le matre forma des quipes et en nomma les chefs On emprunta des seaux et des balayettes de doum nettoyer le plafond et les murs de leurs toiles daraignes Ils maniaient hardiment leurs balais claboussaient au passage des enfants qui piaillaient Ils recevaient dans les yeux la chaux vive se mettaient hurler abandonnant leur besogne Dautres les remplaaient pleins dardeur Des disputes clataient Tout le monde criait la fois Parfois au-dessus de cette mare grondait la voix du matre Le bruit cessait une seconde puis reprenait plus exaspr plus aigu Je russis memparer dune balayette je la plongeai dans le lait de chaux et tout heureux je fonai sur le mur pour montrer toutes ces larves comment on badigeonnait srieusement Je me heurtai un rempart de bras roses de bouches ouvertes dyeux exorbits de fureur Des mains sagripprent ma balayette Je rsistai de toutes mes forces mais la lutte savrait ingale Je lchai le prcieux instrument et me trouvai assis dans une flaque deau qui me gelait le derrire Je ne songeai pas pleurer je me relevai dcid reprendre mon bien Je me jetai dans la mle mais la voix du matre domina le tumulte Nous nous arrtmes frmissants de colre tendant nos bras et nos mains les doigts carts nous nous mmes tous expliquer lobjet du malentendu nous demandions tous justice la voix de chacun de nous essayait de dominer celle des autres Le matre nous imposa silence nous releva de nos fonctions et voyant nos mines dpites nous conseilla dattendre quil et besoin de nous Nous attendmes dans un coin Le fqih dcrta que seuls les grands Les murs taient blanchis Le lendemain des quipes furent de nouveau constitues chaque groupe
39 avait sa spcialit Je devins un personnage important Je fus nomm chef des frotteurs On procda au Le sol fut inond Je pris trs au srieux mon travail et pour donner lexemple je maniai avec nergie ma balayette Jen avais mal aux reins De temps autre je me redressais tout rouge Les muscles des bras me faisaient mal Au repos je les sentais trembler Dans leau jusquaux chevilles pieds nus bouscul par celui-ci insult par celui-l jtais heureux Adieu les leons les rcitations collectives les planchettes rigides rbarbatives inhumaines Frottons le sol en terre battue incrust de poussire et de crasse orn dnormes toiles de chaux qui rsistaient notre brossage nergique - Ae Tu mas donn un coup de coude dans lil - Fais attention Tu mas mouill jusqu la ceinture - Regarde Driss il est tomb dans le seau - Ha Ha Il va se noyer Il va se noyer - Frottez paresseux - Paresseux toi-mme notre coin est plus propre que le tien Avec des chiffons de jute nous essuymes partout Le soir je revins la maison mort de fatigue mais trs fier de ma journe Devant mes parents je me vantai de mes multiples exploits Pendant mon sommeil il marriva de me mettre sur mon sant de hurler des ordres de distribuer des injures Ma mre me recouchait avec des gestes tendres des phrases affectueuses Le matin je me prparai pour partir lcole ma mre men empcha Elle mexpliqua quelle avait besoin de moi pour laccompagner la Kissaria le march des tissus Il tait temps de songer mes habits de fte Japplaudis avec enthousiasme - Est-ce que jaurai une chemise neuve - Tu auras une chemise neuve - Est-ce que je porterai un gilet avec des soutaches - Tu porteras un gilet avec des soutaches - Est-ce que je mettrai ma djellaba blanche que tu as range dans le coffre - Tu porteras ta djellaba blanche des babouches neuves que te fabrique Moulay Larbi le mari de Lalla Aicha et une belle sacoche brode Je me dressai de toute ma taille je bombai le torse jesquissai mme quelques pas dune danse barbare Je ne me livrais de telles excentricits que dans des circonstances exceptionnelles Jallais mme pousser un ou deux hululements quand ma mre me rappela plus de dignit Fatma Bziouya riait gorge dploye Son rire ne me choquait pas Ce matin je me sentais capable de bont dindulgence jtais dune gnrosit sans bornes Je pardonnais Zineb dans mon for intrieur
40 toutes les misres quelle mavait fait subir je pardonnais son chat qui tait revenu aprs stre dbarrass de son collier ma belle chane dor je pardonnais aux mardis dtre des jours trop longs la baguette de cognassier de mordre si souvent la chair fragile de mes oreilles je pardonnais aux jours de lessive dtre particulirement froids et tristes je pardonnais tout au monde ou du moins ce que je connaissais du monde Je laissai ma mre vaquer ses multiples besognes avant de se prparer pour sortir et je montai sur la terrasse o personne ne pouvait me voir parpiller aux quatre vents lexcs de joie dont je me sentais dborder Je courais je chantais je battais violemment les murs avec une baguette trouve l par le plus heureux des hasards La baguette devenait un sabre Je la maniais avec adresse Je pourfendais des ennemis invisibles je coupais la tte aux pachas aux prvts des marchands et leurs sbires La baguette devenait cheval et je paradais tortillant du derrire lanant des ruades Jtais le cavalier courageux vtu dune djellaba immacule et dun gilet soutaches Ma sacoche brode me tirait lpaule tant ma provision de cartouches pesait lourd Je lchai ma baguette je dgringolai lescalier pour rpondre lappel de ma mre Quand je lavais entendue elle me traitait dj de juif de chien galeux et de bien dautres noms peu flatteurs Cela ne devait pas tre son premier appel Elle avait d comme toujours mappter par des mots gentils des phrases du genre - Est-ce que mon chrif a assez jou - Mon chrif ne veut-il pas rpondre sa maman - Descends vite mon chrif - Quattends-tu pour descendre tte de mule - Tu ne mentends pas ne face de goudron - Que tarrive-t-il chien galeux - Attends que je monte te chercher juif sans dignit Dans la fivre du jeu livresse de la cavalcade je navais pas entendu toute cette oraison Seuls les termes insultants de juif et de chien galeux mavaient brutalement jet dans le monde du rel Je rejoignis ma mre loreille basse le coude lev en bouclier pour parer toute tentative de violence Ma mre tout en me reprochant avec vhmence ma conduite se contenta de me prendre par les paules et de me secouer Elle tait prte pour sortir Drape dans son hak blanc des babouches noires aux pieds elle se hta de se voiler le visage troitement de cotonnade blanche et nous partmes Rahma la pria de se renseigner sur les prix actuels des tissus notamment sur le prix de cette mousseline appele persil et de ce satin la mode qui portait le joli nom de bouquet du sultan Nous avions dj parcouru un certain trajet nous arrivions presque au tournant de la ruelle quand Lalla Kanza la chouafa nous rappela lui fallait un nombre important de coudes de satinette noire pour calmer lhumeur du grand gnie bienfaisant le roi Bel Lahmer Depuis quelque temps elle sentait aussi un mal sournois d laction de Lalla Mira Pour faire cesser le mal une robe dun jaune de flamme savrait ncessaire Il y avait bien Sidi Moussa satisfaire sa couleur tait le bleu roi mais la robe de lanne dernire pouvait encore servir - Donne largent mon fils
41 Ma mre me poussa dans la direction de la maison - Je pourrai en effet tviter toutes ces courses La chouafa me donna largent Elle ne voulait plus acheter que la satinette noire Enfin nous nous trouvmes bientt dans la rue Prs de Sidi Ahmed Tijani cette mosque aux portes richement dcores une femme se prcipita sur ma mre Elle dbordait de joie remerciait Dieu de nous avoir mis sur son chemin Elle se pencha sur moi et colla son voile rche sur ma joue pour membrasser Ctait une voisine de Lalla Aicha lamie de ma mre Les deux femmes sappuyrent au mur de la mosque et entamrent une longue conversation sur laffaire Moulay Larbi qui grce au dvouement de Lalla Aicha stait si heureusement termine Moulay Larbi mritait dailleurs un tel sacrifice Ds que son atelier serait prospre il ne manquerait pas de racheter sa femme bijoux meubles et couvertures 11 ntait pas homme oublier les services rendus Toutefois avant de nous quitter la voisine ajouta cette phrase perfide - Mais qui peut se fier aux hommes Jai t marie trois fois chaque fois mon poux ne songeait qu me dpouiller du peu de bien que je possdais Esprons que Lalla Aicha nest pas tombe sur un ingrat et un odieux simulateur Ma mre dit sentencieusement - Dieu seul est juge Nous abandonnmes la voisine bavarde Les quartiers commerants avaient un air de fte Une foule de citadins et de campagnards se pressait dans la rue des piciers la place des notaires le march des fruits secs Des niers poussaient des btes chtives lourdement charges de sacs de sucre de caisses de bougies de ballots de cotonnades de vaisselle de faence et de bimbeloterie mis dans mon capuchon A chaque pas ma mre me recommandait dy faire trs attention Je pouvais les perdre dans la bousculade ou me les faire voler Je la rassurais Je les sentais battre lgrement mon dos Japerus les premires boutiques de tissus On les reconnaissait de loin Les marchands pour attirer les chalands accrochaient leurs auvents des banderoles de soie des tricots de couleur fane des mouchoirs brods au point plat La Kisaran rendez-vous de toutes les lgantes de la ville me parut contenir les fabuleux trsors de des tulles iriss comme des toiles daraigne sous la rose des taffetas des satins moirs et des cretonnes aux couleurs sauvages Le gazouillis des femmes prtait ce lieu je ne sais quelle atmosphre dintimit Les marchands ne ressemblaient pas ceux des autres souks La plupart taient des jeunes gens beaux de visage trs soigns dans leur mise courtois dans leur langage Ils ne se mettaient jamais en colre faisaient montre dune patience sans limite se drangeaient pour montrer une cliente une toffe pose sur le plus haut rayon Ma mre ne voulait pas dautre marque Le marchand nous montra imprim en bleu sur une assez
42 grande longueur de la pice un poisson avec toutes ses cailles Le crmonial du marchandage dura beaucoup moins que lorsquil fallut payer le gilet rouge soutaches Nous nous arrtmes devant une dizaine de magasins Les marchands sempressaient de nous montrer orn de serpentins et de fleurons en passementerie lgrement plus fonce que le tissu Elle menleva la djellaba messaya le gilet me le boutonna jusquau cou sloigna pour se rendre compte de leffet me fit signe de tourner droite puis de tourner gauche mit un temps infini le dboutonner en fit une boule quelle fourra brutalement entre les mains du marchand Le boutiquier sinforma - Cet article te plat-il - Cest le prix qui en dcidera rpondit ma mre - Coupons court toute discussion je ten offre deux raux - Tu ne men offres pas le prix de revient jen fais le serment Je ne le cderai pas ce prix devrais-je mendier ce soir pour nourrir mes enfants Le marchand avait fini de plier le gilet soigneusement et cherchait un papier pour faire le paquet - coute dit ma mre je suis mre de famille je moccupe de ma maison je nai gure le temps de marchander Voudrais-tu me laisser ce gilet deux raux un quart Je fais ce sacrifice pour mon fils qui aimerait tellement porter ce vtement le jour de lAchoura - Ce garon me plat je ferai un effort en sa faveur donne-moi trois raux et demi Le marchand tendit la main Il sattendait recevoir largent Ma mre lui tourna le dos me prit par le poignet et mentrana quelques pas - Viens me dit-elle les gilets ne manquent pas la Kissaria Nous trouverons bien un boutiquier s- rieux qui sache parler raisonnablement Le marchand se mit nous rappeler dun ton pressant - Reviens Lalla Reviens donc Le gilet plat cet enfant Je te labandonnerais plutt que de le priver du plaisir de le porter Certes les gilets ne manquent pas dans les boutiques de la Kissaria mais pourras-tu vraiment en trouver de cette qualit Admire avec quel soin ont t faites toutes les coutures Regarde lexcution des boutons Prends ce gilet paie-moi le prix que tu estimes raisonnable Tu me parais tre une chrifa pleine de baraka je te demanderai de ne pas moublier dans tes prires afin que le Prophte intercde en ma faveur le jour du jugement Ma mre perdait la tte quand daventure quelquun la traitait de chrifa Elle fouilla dans ses poches sortit un chiffon nou plusieurs fois sacharna un bon moment le dnouer Elle tira deux raux et demi quelle allongea au marchand sans rien dire Elle ne prit pas le temps dcouter le boutiquier rclamer un supplment Elle se saisit du paquet et mentrana
43 Nous quittmes cette atmosphre de faste pour nous trouver dans le quartier des pices Nous tions prs de la mdersa Attarine cette belle maison o logent les tudiants quand je rappelai ma mre la satinette de Lalla Kanza la chouafa Ma mre me flicita davoir une si bonne mmoire Elle rebroussa chemin Le long de la rue elle maudissait toutes les chouafas de la terre ces femmes calamiteuses qui ne manquaient aucune occasion de vous empoisonner la vie Elle se demandait ce quelle avait bien pu faire de nouvelles imprcations contre les chouafas et leurs acolytes finit par retrouver largent au fond dune poche de son caftan Nous ne tardmes pas trouver un marchand de satinette Sans discuter le prix ma mre demanda un certain nombre de coudes Elle le paya et nous partmes enfin La bonne humeur de ma mre avait disparu Elle ne cessa pas de me gourmander sans raison jusqu larrive chez nous Elle remit Lalla Kanza sa satinette noire lui rendit sa monnaie et monta lescalier gmissant et soupirant chaque marche Rahma sortit sur le palier Elle nous invita dans sa chambre Elle demanda ma mre de lui montrer ses acquisitions La chambre de Rahma tait de mmes dimensions que la ntre Une cloison de bois patine par lge la coupait aux trois quarts Derrire cette cloison Rahma entassait ses provisions dhiver Elles consistaient surtout en pains de sel dun rose tach de gris et en grappes doignons La pice meuble pauvrement de matelas bossels et dune natte de jonc comportait comme seul luxe une longue tagre peinturlure Cette tagre supportait une dizaine de bols de faence fleurs deux assiettes dcores de coqs superbes et une demi-douzaine de verres en forme de gobelets Zineb jouait dans un coin avec son chat Elle lui prsentait une minuscule glace Lanimal voyait un il rond qui le regardait fixement Inquiet il allongeait la patte mais ses griffes grattaient la surface lisse du verre Il recommena son mange deux ou trois fois regarda derrire le miroir le mystre demeurait entier Il flaira quelque supercherie se fcha cracha des grossirets dans son langage partit en flche la queue hrisse Zineb riait aux clats de me traiter de garon effmin Rahma faisait des compliments ma mre sur ses achats et admirait mon gilet Il faisait sombre dans Le jour de lAchoura jallais blouir nos amis et connaissances Les lves du Msid me parleraient avec dfrence Aux princes de lgende petits et grands sadressent avec respect Ne serais-je pas un prince de lgende avec ce gilet somptueux ma future chemise de qualit poisson et la paire de babouches que me promettait Moulay Larbi le meilleur babouchier de toute la ville Ma mre chuchotait penche sur notre voisine lui frler la joue Cela ne me regardait pas Ce que chuchotent mystrieusement les femmes dans une pice sombre ne peut intresser les petits garons qui rvent de devenir princes de lgende vtus de drap cramoisi Zineb me fit une horrible grimace je lui en fis une encore plus pouvantable Elle se mit hurler ameuter tout le quartier
44 - Maman Maman Sidi Mohammed me fait des grimaces Jessayai de me dfendre - Cest elle qui a commenc Cest elle Personne ne me croyait Jclatai en sanglots Furieuse ma mre me saisit brutalement par le bras et mentrana jusqu notre chambre Elle se plaignait haute voix de son mauvais destin de la cruaut du sort de la vie denfer quelle menait cause de moi dans sa cuisine Jeus faim force de pleurer silencieusement Dailleurs lheure du djeuner tait depuis longtemps passe Je me mis sur le dos et entrepris de composer un menu fastueux pour le jour o prince reconnu et aim jaurais recevoir des personnes de mon rang Je rflchis un moment et me dis Les princes mangent trs bien chez eux Je ne les inviterai pas Mes htes seront tous les affams les mendiants les psalmistes qui font rarement un bon repas Je leur distribuerai de beaux vtements des gilets rouges richement ornements des djellabas dune blancheur de lait des babouches safran dont le cuir crisse chaque pas Je noublierai pas de leur offrir des turbans de mousseline Moi je serai habill de blanc Sur la tte je mettrai le bonnet conique dun rouge amarante apanage des gens de cour et des derviches Des esclaves noires nous serviront dans des plats de porcelaine des - Voudrais-tu te mettre sur ton sant pour manger Je me redressai Ma mre avait dispos la table ronde basse sur pattes De la viande aux navets Je naimais pas les navets Je pensai refuser cette pitance Ma mre tait assez malheureuse ainsi Jaurais dclench une nouvelle crise je ne men sentis pas le courage Je fis honneur au repas La faim qui me dvorait transforma le got du navet en saveur exquise Quelquun sur la terrasse se mit chanter Des lambeaux dune cantilne mollement balancs par le souffle du printemps naissant parvenaient jusqu nous Ma mre sarrta de mastiquer tendit loreille La voix sloigna Un instant aprs elle clata en jet de lumire chaude enivrante et nostalgique comme une bouffe dencens Ma mre alla se pencher la fentre Elle appela - Fatma Bziouya sais-tu qui chante ainsi - Lalla Khadija la femme de loncle Othman - Je ne comprends pas quelle manifeste tant de gat alors quelle a pous un vieillard qui pourrait tre son pre - Elle nest pas malheureuse Loncle Othman fait ses quatre volonts Il la traite comme sa fille - Et elle Comment le traite-t-elle Nos voisines partirent dun grand rire - Moi je sais comment elle le traite La vieille MBarka lancienne esclave de loncle Othman ma racont une histoire fort amusante Elle est trop longue pour que je vous la rpte rpartit Rahma - Raconte-la raconte-la demandrent toutes les femmes dune seule voix Rahma se fit prier un moment Puis elle commena - Vous connaissez loncle Othman un homme qui a vu des temps meilleurs Ses parents lui laissrent leur mort une grosse fortune Il eut une jeunesse dissipe et mangea capital et bnfices Il ne lui resta que la petite maison qui sappuie la ntre Fidle MBarka partagea la bonne et la mauvaise fortune Si Othman stait mari plusieurs fois mais aucune de ses pouses successives navait su en faire vraiment la conqute Lalla Khadija seule russit le dominer le faire manger dans le creux de sa main comme
45 un agneau Il est vrai que Khadija si elle na pas de fortune possde au moins la jeunesse et le charme Patientez jen arrive mon histoire prires sinstalla pour couter dans le patio Rahma dont on ne voyait que le buste reprit le fil de son histoire Nous tions tous presss de connatre la suite - Si Othman sortit vendredi dernier de bonne heure pour faire son march II balanait gaiement son cabas saluait les uns la main sur le cur faisait de larges sourires aux autres Car il connat tous les gens du quartier II arriva Joutyia Un seul marchand de viande tait ouvert Inutile de vous dire quil y avait foule autour de sa boutique Ctait Salem le ngre Il brandissait tantt une hache impressionnante tantt un coutelas phnomnal Il dcoupait de gros quartiers de mouton qui disparaissaient dans les couffins et les cabas des clients Il y avait foule je vous dis Les gens scrasaient les pieds avec bonheur changeaient courtoisement des bourrades et des mots venimeux Si Othman pour attirer lattention de Salem le ngre agit les deux bras tala sur son visage un large sourire hurla un ensemble de mots qui pouvait signifier Avale ton coutelas ou bien tu mrites la bastonnade ou plus simplement donne-moi un gigot Le ngre furieux le menaa de loin de sa hache et continua son travail Tout le monde riait aux larmes Rahma savait si bien raconter Elle reprit heureuse de son succs Si Othman recommena son jeu un moment aprs Salem montra les dents leva haut sa hache hsita entre le dsir de lenvoyer la tte de ce client dsagrable et le devoir de continuer servir son monde Le devoir lemporta au grand soulagement de Si Othman Un chien comme il y en a toujours aux abords des boucheries vint flairer les talons de Si Othman Ce dernier impatient lui envoya un grand coup de pied Sa babouche sauta Le chien sen empara la saisit entre ses crocs et se sauva Si Othman le suivit clopin-clopant Nous tions de nouveau pris de fou rire et Rahma dut sarrter un instant avant de poursuivre - Il russit rcuprer sa babouche dans les environs du pont de Bin Lemdoun De retour Joutyia il constata quil ny avait plus personne devant la boucherie Le ngre somnolait la chchia sur loreille le chasse-mouches entre les doigts Aux crochets de la boutique pendaient de gros morceaux de mou pour les chats Il saperut aussi que tous les marchands de lgumes dormaient au milieu de cageots vides ou derrire leurs talages o jaunissaient trois bottes de radis Si Othman nosait pas rentrer bredouille Dieu seul sait comment Lalla Khadija laurait reu Dans un fondouk il dcouvrit un bien curieux spectacle Des gens scrasaient les pieds consciencieusement Des aloses naissaient de ce remous surnageaient un moment au-dessus des ttes et disparaissaient Si Othman plein de bonne volont attendit longtemps esprant un miracle Comme le miracle tardait les dmangeaisons de son nez devinrent intolrables Il quitta le march pour se rendre chez le marchand de tabac le plus proche Il esprait senvoyer une bonne prise dans les narines Peut-tre stait-il un peu attard chez le marchand de tabac A son retour plus de poissons et plus dacheteurs Les femmes hurlaient de joie Moi je trpignais denthousiasme Je rclamais la suite - Continue Continue disait ma mre Rahma continua - Si Othman se mit en colre des personnes lentendirent vocifrer des injures Il brandissait les poings et disait Le maudit vieillard Avais-je besoin dcouter le rcit de son mariage ce cocu Pourquoi ma-t-il racont la mort de sa sur et quai-je faire avec les fianailles de sa fille Pour finir Si Othman rebroussa chemin Chez le marchand de menthe du petit carrefour de la rue Sagha il tomba en arrt devant une magnifique rose Il pensa que sil loffrait Lala Khadija elle lui pardonnerait de ne rien
46 rapporter de comestible J tais dans la rue quand il entra chez lui fier de sa belle rose qui embaumait et jai assist de mes yeux au dnouement Il entra puis la porte se rouvrit presque immdiatement la rose scrasa sous ses pieds puis le turban de Si Othman vint la rejoindre suivi dun Si Othman ple et dfait Il ramassa son couvre-chef prit la rose quil respira longuement et me voyant l qui le dvisageait Il me gratifia dun large sourire Nous riions nous tordre Rahma termina ainsi - La rose le turban et lattitude de Si Othman mintrigurent et jai demand MBarka ce qui tait arriv jai appris comment Lalla Khadija traitait son vieux mari Le rcit de Rahma mobsda toute la soire la nuit jy rvai encore
47 Chapitre VII Les FEMMES de la maison sachetrent toutes des tambourins des bendirs et des tambours de circulaire tendus dune peau de chvre soigneusement pile Ma mre fit lacquisition dun de ces tambours ou bendirs Elle lessaya Des coups graves et des coups secs combins avec art parlrent un dialecte rude mlange de soleil et de vent de haute montagne Encore deux jours avant la Achoura la grande journe o de chaque terrasse laprs-midi slveront rythmes et chansons tambourin de pacotille La veille mon pre mavait offert une trompette trs fruste en fer-blanc bariole de toutes les couleurs Jen tirai de temps autre un gmissement nasillard qui se terminait par un cri rauque de fauve en colre Je comptais dailleurs sur dautres jouets pour le jour mme de lAchoura cri dalarme parfois comme un sanglot dagonisant Ma mre me pria de monter sur la terrasse braire tout mon aise Je gonflai mes joues et soufflai de toutes mes forces dans ma longue trompette le son strangla et jeus limpression dentendre un bb qui perce Ses premires dents Le chat de Zineb somnolait au soleil Il Jabandonnai ma trompette avec regret et dgringolai lescalier pour retrouver mon condisciple Ctait Hammoussa pois chiche llve le plus petit de taille de lcole Il sappelait de son vrai nom Azzouz Berrada Il me recommanda de me dpcher Lquipement des lustres pour la nuit de lAchoura rclamait le concours de toutes les mains Il fallait
48 venir travailler comme les autres au lieu de jouer de la trompette Nous arrivmes au MId J embrassai la main du Matre et minstallai au milieu dun groupe charg de dcouper des mches minuscules dans un carr de vieille cotonnade blanche use la limite de lusure Dautres lves semparaient des mches roules avec soin les agrafaient par le milieu une lamelle de fer-blanc Le bout libre de la lamelle de mtal formait un crochet et devait reposer sur le bord dun verre rempli moiti eau moiti huile dolive Les grands suspendus une chelle branlante accrochaient aux auvents des fentres et au plafond de la salle dcole des lustres en fer forg De conception trs simple ces lustres taient forms dun ou de plusieurs cerceaux relis entre eux par des tiges rigides A ces cerceaux venaient se coller des cercles troits o seraient loges les petites veilleuses des verres ordinaires munis dune mche qui nageait dans lhuile Pour obtenir un bel effet les lves mlangeaient leau des veilleuses des poudres de couleurs diverses Quand jarrivai les lustres taient loin dtre entirement garnis Les verres sentassaient dans un seau les poudres de couleur en petits paquets reposaient dans les babouches du fqih et les lamelles de fer-blanc tranaient partout sur les nattes Nous travaillmes activement Hammoussa se coupa le pouce avec une lamelle et partit se faire soigner chez lui en pleurnichant doucement La plupart des lves travaillaient avec ardeur cinq ou six seulement parmi les plus turbulents allaient dun groupe lautre sagitaient en tous sens provoquaient et l quelques disputes avec ferveur des invocations pour attirer la bndiction sur nous sur nos parents et sur lensemble de la communaut musulmane Il na point oubli dans ses prires le Sultan prince des Croyants quAllah prolonge son existence et laide supporter le lourd poids du royaume A la maison je trouvai ma mre trs ennuye Il ny avait plus de ptrole dans la lampe Ma mre avait oubli den faire acheter Je lui proposai de faire sa commission Elle refusa Driss El Aouad rentra Ma mre descendit au premier Je lentendis chuchoter sur le palier de Rahma Le pas de Driss El Aouad retentit de nouveau dans lescalier Il avait accept de rendre service ma mre De la rue me parvint la voix grle dun vendeur de bougies Des bougies et des allumettes criait-il arrires qui craignent les explosions la fume et la mauvaise odeur autant dinconvnients qui nexistent que dans leur imagination La nuit tomba brusquement Nous attendions impatiemment le retour de notre voisin pour clairer la chambre Quelquun toussa la porte dentre de la maison Driss El Aouad demanda sil ny avait personne sur son passage Ma mre se prcipita chez Rahma ramena sa bouteille moiti pleine de p- trole A la lumire dun bout de chandelle elle dvissa le bec remplit la lampe nettoya la mche de son charbon et alluma - Soire de bndiction lui dis-je - Que ta soire soit bnie me rpondit ma mre - Lalla Zoubida appela Lalla Kanza du rez-de-chausse bnie soit ta soire pourrais-tu me donner un brin de menthe - Sidi Mohammed va te le porter
49 Ma mre me donna quelques branches de menthe trs parfume Jallai firement les offrir la chouafa pnombre Lalla Kanza pour me remercier me mit dans le creux de la main une poigne de grains de ssame Je pensai que ctait l une part dun repas mystrieux offert aux gnies par la sorcire Jy gotai du bout de la langue Le got de ssame navait rien de suspect Je mangeai Les grains se collaient autour de mes lvres et sur le bout de mon nez Ma langue balayait ce quelle pouvait atteindre Jpoussetai lexcdent avec les doigts Il faisait noir dans lescalier mais lobscurit ne meffrayait gure Le vide qui souvrait devant moi ntait vide quen apparence Des prsences muettes scartaient pour me laisser passer Lorsque jaurai lge requis toutes ces prsences se dcouvriront il mes yeux de voyant Jentendis ma mre prononcer solennellement - Dieu est le plus grand Quelquun demanda - Est-ce le muezzin annonant la prire de lAchaa que jentends - Oui rpondit ma mre Dans le noir je retenais mon souffle jcoutais avec attention Je nentendais point de muezzin Les femmes dit-on ont loreille plus fine que les hommes Mon pre ne tarda pas arriver Le dner se droula comme lordinaire Avant de nous coucher mon pre me fit part de son intention de memmener le lendemain dans la matine me promener dans les souks et choisir mes jouets Nous irions aussi Bab Moulay Idriss faire lacquisition dun cierge La nuit de lAchoura je loffrirais au matre dcole Jtais heureux Une seule chose mennuyait Je savais quil mtait impossible dchapper la sance du tambours en forme de sablier de lustres en fer forg chargs de godets de cristal repas du matin faire le tour des marchands de jouets Dans chaque rue rsonnaient les tambourins les grelots des hochets de fer-blanc le chant des fltiaux Les marchands de tambourins se dmenaient dans leurs choppes devenues troites tant il sy entassait de marchandises Des tambourins des bendirs des cercle autour de chaque magasin Les uns essayaient un instrument les autres les accompagnaient de battements de mains jacassaient rclamaient discutaient avec le marchand qui ne savait plus o donner de la tte Une foule de campagnards descendus de leurs lointains villages sapprovisionnaient en sucre pices cotonnades et instruments de musique Ils encombraient la rue de leurs paquets
50 Je maccrochais la main de mon pre occup carter les passants pour nous frayer un chemin Jeus mon tambour en forme de sablier un petit chariot bizarre en bois et une nouvelle trompette Prs dun pied de vigne sculaire souvrait la boutique de Si Abderrahman le coiffeur Le maalem Bnou Achir occupait la boutique qui lui faisait vis--vis Chacun avait sa clientle Les deux barbiers ignoraient la concurrence les invits et faire le service pendant le repas Lors de ma premire coupe de cheveux mon pre eut recours ses soins et fit encore grand cas de ses avis et recommandations Je naimais pas Si Abderrahman Je savais quil serait charg de me circoncire Je redoutais ce jour Je sentais des frissons me parcourir lpiderme quand je le voyais manier le rasoir ou les ciseaux Nous le trouvmes occup pratiquer une saigne Le client prsentait sa nuque rase Si Abderrahman se penchait sur le cou du patient Je dtournai les yeux de ce spectacle Si Abderrahman planta deux ventouses en fer-blanc derrire la tte de linconnu et nous souhaita en termes courtois une heureuse journe - Je vois dit-il que ce jeune homme a t gt un tambour une trompette un magnifique chariot et un cierge Il est vrai que le cierge est destin au fqih Il faut toujours tre trs bien avec son matre sinon gare la baguette de cognassier Tout le monde se mit rire Je rougissais dindignation La baguette de cognassier na rien de risible Ces messieurs nen avaient jamais reu sur la plante des pieds au point de ne pouvoir se tenir debout Ils pouvaient rire La baguette de cognassier inspire ceux qui la connaissent un sentiment de crainte et de respect scroula entre les accoudoirs dune chaise rigide et continua geindre - Tu me parais encore bien fatigu oncle Hammad Puis-je ttre utile - Si Abderrahman je vais mourir - Ne prononce pas de telles paroles indignes dun musulman Allah seul connat les secrets de la vie et de la mort De quoi souffres-tu - Je ne souffre pas Seulement la nuit ma respiration devient courte jtouffe et mon cur se gonfle dangoisse - Il te faut un fortifiant oncle Hammad Je connais une recette trs efficace Pourras-tu ten souvenir
51 - Ma mmoire est intacte cest le cur te dis-je qui faiblit Donne-moi vite cette recette gingembre et de la cannelle parfume lensemble avec trois clous de girofle Si tu absorbes une bouche chaque matin de ce remde tes malaises disparatront - Si Abderrahman Dieu te rcompensera le jour du jugement je savais que ta sagesse me serait dun grand secours Je men vais acheter les ingrdients lheure et linstant Si Abderrahman vrifia ladhrence des ventouses quil avait poses sur la nuque de son mystrieux client - Aujourdhui mon aide est absent et lapprenti en prison pour je ne sais quel mfait je suis seul travailler expliqua Si Abderrahman Il continua sadressant mon pre - Jespre Maalem Abdeslem que tu nas rien de bien important faire jen ai pour un moment pratiquer cette saigne Jen ai fait une hier lun de tes amis Moulay Larbi Alaoui le babouchier Cet homme me plat Toujours digne sobre de paroles et de gestes Ce qui mtonne cest quil nait point denfants Peut-tre a-t-il une femme trop ge Les gens de ta maison doivent connatre la femme de Moulay Larbi On raconte que cest une Chrifa au cur gnreux Grce son aide Moulay Larbi a pu payer ses dettes et remonter son atelier Je sais que ses affaires sont maintenant trs prospres Mon pre coutait indiffrent Si Abderrahman repassait un rasoir se penchait sur la nuque du patient aux ventouses rangeait de menus objets dans un tiroir Install sur la banquette entre deux accoudoirs en bois tourn les pieds dans le vide je regardais la natte use qui tapissait le mur les panoplies de rasoirs et de miroirs main jadmirais la majestueuse cathdre de marie peinte de couleurs fanes Dj Si Abderrahman reprenait son monologue babouches de femmes dune richesse de matire de dcor et de couleur vraiment tonnantes Ces articles jouissent toujours dune grande faveur auprs de la clientle fminine Il ny a que les femmes pour faire la fortune des uns ou la ruine des autres Il parat que dans certains pays les femmes vont mme se faire arranger les cheveux chez le coiffeur Que ne suis-je n dans lun de ces pays fabuleux Si Abderrahman exhala un long soupir de regret et reprit - Je nai point le droit de me plaindre je suis le coiffeur attitr de plusieurs familles de notre haute socit Elles sont gnreuses Dieu saura les rcompenser Louange Dieu Un nouveau visiteur fit son entre - Le salut sur vous dit-il - Sur vous le salut la misricorde et la bndiction dAllah rpondit Si Abderrahman
52 Mon pre remua les lvres le client aux ventouses toussa trois reprises cracha quelque part et se figea dans sa pose rigide Il nous tournait le dos Japercevais les franges de sa barbe qui dpassaient sur le ct Ses oreilles dun rouge cerise ressemblaient des fleurs tranges Il devait tre assez g et travaillait voir la couleur de noire que laile du corbeau son visage rayonnait de douceur aimables Lorsque le jeune homme se fut install le coiffeur poussa un ou deux hennissements pour manifester sa joie et entama la conversation - Comment va ton vnr pre Sidi Ahmed Dieu le conserve en parfaite sant et multiplie ses biens Souffre-t-il toujours de son genou Cela va mieux Jen suis fort heureux Jen suis trs heureux trs heureux Mon onguent a d agir Il a mme agi au del de mes esprances Et toi mon fils Laisse-moi Pendant tout ce monologue le nomm Si Ahmed ouvrit la bouche plusieurs fois tenta de placer un mot mais Si Abderrahman devinait ses rponses et lui pargnait la fatigue de les formuler Le barbier poursuivait - Si Omar est un homme de Dieu Dans une poque o stale la corruption linjustice lavidit cest un bienfait dAllah de rencontrer un homme comme Si Omar ou comme ton vnr pre Haj Ali Il se tourna vers mon pre pour le renseigner - Sidi Ahmed est le fils de El Haj Ali Lamrani le marchand de th du quartier Sagha Tu dois le connatre - Si Si Tu dois le connatre il a fait trois fois le plerinage aux Lieux Saints Par trois fois il toucha la Pierre Noire Je prie Dieu de maccorder la faveur dtre au Paradis le voisin dun homme aussi pieux Sidi Ahmed va pouser la fille de Si Omar le notaire Si Omar possde outre la science la sagesse et la courtoisie des biens matriels Dieu augmentera sa fortune Il sadressa Sidi Ahmed - Que deviennent tes tudes Je tai connu bb te voil maintenant un savant - Je ne suis quun mendiant de la science dit enfin Sidi Ahmed Il plaa cette phrase par surprise Si Abderrahman suait lembouchure dune de ses ventouses Il ajouta profitant toujours du silence forc du barbier - Si Abderrahman tu en sais certainement plus long que moi sur mon manage Mes parents soccupent de cette affaire Je nai pas mon mot dire - Depuis quand rpartit le coiffeur les jeunes gens ont-ils leur mot dire quand il sagit de ces graves problmes Ils ont parfois de linstruction mais une instruction glane dans les livres et sur les lvres de leurs matres Il leur manque lexprience des gens murs des points de comparaison la connaissance des hommes Se marier ne consiste pas passer de charmantes soires avec une jeune et jolie femme se marier veut dire crer de nouveaux liens de parent avec une autre famille avoir de beaux enfants capables de vous venir en aide dans notre vieillesse Jai une fille en ge dtre marie Mon futur gendre sera un peu
53 mon fils moi qui ai toujours dsir un fils - Je vais commencer par cet enfant qui doit sennuyer Il prfrerait sans doute tre dans la rue Tout en menveloppant dans une large serviette raye rouge et jaune il continuait en ces termes la vigne et le platane la rue qui rve qui chante et qui boude Maintenant il me savonnait la tte et la frottait du plat de ses deux mains Son regard tait vague Il reprit son hymne la rue - La rue o trottine le petit ne gris o vagabondent les chats efflanqus o tourbillonnent des vols de moineaux la rue que traverse dignement un couple de pigeon au plumage iris cette rue avec ses cortges de fte et ses cortges denterrements rserve ses amoureux ses sourires les plus tendres les enveloppe dune tideur de sein maternel se pare pour eux seuls de couleurs dlicates et de lumires rares - Tu es un pote Si Abderrahman scria Sidi Ahmed Par Allah Je nai jamais rien lu daussi beau sur la rue - Comment puis-je tre pote alors que je sais peine lire et crire Non jaime simplement notre bonne ville de Fs La rue pour moi est un perptuel spectacle - Tu sais joliment en parier dit mon pre - Si Abdeslem on parie toujours bien des choses quon aime Une vulgaire gargoulette de terre cuite peut provoquer lenthousiasme dun amateur de gargoulettes et le transformer en ce que Sidi Ahmed appelle un pote Si Abderrahman choisit un rasoir avec un manche dbne le passa le repassa sur une pierre gluante dhuile lessuya avec soin ressaya sur son ongle avant dentreprendre de me raser la tte Il commena au sommet du crne mobligea baisser le nez jusquaux genoux racla petits coups le duvet de ma nuque II revint ensuite aux cts fit le tour de la mche qui pendait sur mon oreille droite en sursaut Le coiffeur discutait toujours Des gouttes de sueur couvraient mon front dgoulinaient le long de mon nez malaise se mit debout se porta mon secours - Viens me dit-il lair frais te fera du bien Si Abderrahman jai besoin dtre ras moi aussi mais je reviendrai le soir cet enfant parat fatigu Messieurs je vous laisse dans la paix dAllah Nous voici de nouveau dans la rue jamais elle ne me parut aussi belle aussi enchante que ce jour-l Au premier tage Zineb tapait sans rythme sur son jouet de quatre sous une tarifa en terre cuite qui ne mesurait pas plus dun empan Je pris peine le temps de manger javais hte de la faire mourir de
54 Je rflchis Ma musique devait tre plus riche Je mquipai en homme-orchestre Je massis mis mon tambour par terre sur ses bords je russis coincer ma trompette entre les genoux Mes mains manirent la fte Nous improvismes le plus beau concert qui et jamais fait rsonner les murs de notre maison Les femmes y compris ma mre crirent grce Elles napprciaient pas notre musique Elles nous conseillrent de monter sur le belvdre de la terrasse charmer les oreilles des voisins Auparavant ma mre me demanda denlever ma djellaba et mon vieux gilet Elle dsirait messayer une chemise neuve Elle me la passa par-dessus la vieille Elle craquait dapprt Ma mre paraissait satisfaite du travail de la couturire La chemise me couvrait entirement et tombait jusquau sol Mes bras se perdaient dans les immenses manches Le col de deux doigts de hauteur tait fait de plusieurs paisseurs de tissu et fermait sur le ct par un cordonnet de soie blanche Je ne pensais qu mon tambour cette sance dessayage mennuyait Je pus me librer reprendre mon vieux gilet et ma djellaba Je courus vers la terrasse Zineb mattendait en compagnie de deux filles et dun garon venus des maisons mitoyennes chacun avec son instrument de musique Le garon tenait un tambourin comme les filles Il labandonna pour semparer de ma trompette Il tait plus g que moi et se connaissait en musique Il sut tirer de cette trompette simple en apparence les rugissements les plus inattendus Nous nous abandonnmes la joie du rythme nous nous soulmes de bruit Des femmes richement habilles se perchrent sur les murs pour nous admirer Elles riaient de notre excitation nous encourageaient par des mots gentils qui se perdaient dans le tintamarre Nous joumes jusquau coucher du soleil Ma mre vint me chercher A lentendre je mtais assez amus ce soir Il fallait venir dner et me coucher Elle comptait me rveiller la premire heure du jour cette eau moins brlante elle y versa un seau deau frache Elle me dshabilla me plongea dans ce savant mlange Jeus la respiration coupe Je me mis hurler me dbattre afin dchapper aux mains de ma viande au citron Je mallongeai sur mon matelas Ma mre tendit sur moi une chaude couverture Je ne tardai pas sombrer dans le noir un noir peupl de petites filles taquines et btes et de barbiers bavards La voix de ma mre me tira des profondeurs du sommeil Je nageai un bon moment dans une lumire - Rveille-toi il est trois heures du matin Je tai prpar ton beau gilet ta chemise neuve et ta sacoche Tu nas pas encore vu ta belle sacoche brode Ouvre les yeux Rveille-toi donc Je pleurnichai je me frottai nergiquement les paupires de mes poings ferms Je tentai plusieurs fois de me recoucher mais ma mre fut impitoyable Elle se mouilla la main et me la passa sur la figure Mes oreilles cessrent de bourdonner Jentrouvris mes cils avec prcaution Mon pre habill dune djellaba de laine fine me souriait - Prpare-toi pour fter lAchoura au Msid avec tes camarades Du courage Du courage Ce fut dans un tat de somnambule que je me lavai les yeux me rinai la bouche me rafrachis les
55 membres Je retrouvai ma lucidit lorsque ma mre me passa mme la peau ma chemise neuve craquante dapprt Elle me grattait horriblement A chaque mouvement je remplissais la pice dun bruit de papier froiss Je mis mon gilet rouge aux dessins compliqus et bien en relief Ma sacoche en bandoulire je compltai cet ensemble trs lgant par la djellaba blanche qui dormait au fond du coffre de ma mre Elle sentait la fleur doranger et la rose sche Me voil devenu un autre homme Jtais compltement rveill Javais hte de partir lcole Les vtements les chaussures tout tait neuf Plein de dignit et dassurance je prcdai mon pre dans lescalier La lumire brillait toutes les fentres de la maison Hommes et femmes commenaient lanne dans lactivit Ceux qui restaient au lit un matin comme celui-ci se sentiraient durant douze mois indolents paresseux Lappel dun mendiant nous arrivait de la rue Jentendais le bruit de sa canne Ctait srement un aveugle Une fois dans la rue mon pre me glissa dans la main une pice de cinq francs et me mit entre les bras le cierge dont nous avions fait lacquisition Ctaient l mes cadeaux de nouvel an pour le matre dcole Les passants que nous rencontrions me souriaient avec bienveillance Les boutiques taient ouvertes les rues claires Je faisais de terribles efforts pour retenir mes babouches De loin japerus les fentres auvents de notre cole Je faillis lcher mon cierge denthousiasme Des grappes de lumire pendaient et transformaient cette Je htai le pas Les voix des lves montaient claires dans la fracheur du matin Elles rivalisaient de Je ntais plus le prince unique au gilet de drap amarante je devenais un membre dune congrgation de jeunes seigneurs tous richement vtus chantant sous la direction dun roi de lgende des cantiques dallgresse et des actions de grce Mon pre mabandonna au milieu de mes condisciples Je remis solennellement mon cierge dune livre et ma pice de cinq francs Les enfants se serrrent pour me laisser une place djellaba Je le rejetai Ma chemise collait mon corps Des picotements insupportables me parcouraient le dos Mon front mes mains se couvrirent de perles de sueur Lun des lves saigna du nez et tacha ses beaux habits de crotes vermeilles Je levai les yeux au plafond Les petites flammes dansaient gr- sillaient lanaient parfois une tincelle bleue Je me taisais pour les entendre psalmodier comme nous la parole de Dieu Leurs voix se confondaient avec celles des lves Jtais convaincu quaucune delles ne clbrait lAchoura silencieuse dans sa cage de verre indiffrente aux ondes de bonheur qui dferlaient sur nos visages Ce matin les objets les plus ordinaires les tres les plus dshrits mlaient leurs voix aux ntres prouvaient la mme ferveur sabandonnaient la mme extase clamaient avec la mme gravit que nous la grandeur et la misricorde de Dieu crateur de toutes choses vivantes
56 les attendait ils clbraient lAchoura au Msid comme au temps de leur enfance La lumire des veilleuses devenait jaune sanmiait lapproche du jour Dans la rue la circulation tait devenue intense Deux moineaux voletrent autour des lustres accrochs aux auvents des fentres Le matre les yeux au plafond les deux mains ouvertes dans un geste doffrande pronona de longues humains de faire rgner sur cette terre lordre la justice et la compassion Amine Amine Ctait la premire fois que je voyais le fqih sans baguette de cognassier II me parut beau envelopp dans sa djellaba raies blanches et noires les paules couvertes dun burnous de drap gris II nous donna trois jours de repos Le jour de la rentre tant un jeudi le cong durerait quatre jours Jembrassai la main du fqih avant de rentrer chez nous II me chargea de prsenter mes parents ses vux pour la nouvelle anne et pronona quelques invocations en leur faveur dautres flnaient dsuvrs Ma mre avait sorti une belle mansouria en voile fin orne de rayures de satin jaune Elle stait coiffe dun foulard noir longues franges multicolores La bouilloire chantait Mes parents attendaient mon retour pour djeuner Ma mre avait cuisin une pile de galettes en pte feuillete de forme carre Elle les enduisit de beurre frais et de miel Ctait un dlice Je pris deux grands verres de th la menthe les potiers exposaient ce jour leur production nous pntrmes dans le sanctuaire de Moulay Idriss L nous accomplmes les rites de la prire de Louli et nous partmes djeuner Lalla Aicha vint nous surprendre la fin du repas Ma mre manifesta une grande joie la revoir Les deux femmes se prodigurent mutuellement des baisers pointus des formules de politesse et des mots aimables Mon pre les laissa leurs effusions disparut Javais une envie folle de jouer du tambour de lancer quelques beuglements avec ma trompette mais je savais que ma mre ne tolrerait pas de tels dbordements Je mabstins Jattendais le soir pour me livrer de curiosit Elle noublia pas malgr tout de remplir ses devoirs dhtesse Elle souffla sur la braise ajouta une bole deau dans la bouilloire rina les verres Elle ouvrit une bote de fer blanc et en sortit une demi douzaine de gteaux de semoule - Lalla Aicha installe- toi sur le grand divan le th sera bientt prt Non Non Jai dit sur le grand divan la place dhonneur Je ten supplie installe-toi confortablement insista ma mre Lalla Aicha saffala au milieu des coussins soupira de satisfaction et commena son rcit Ce ntait pas
57 vrai dire un rcit mais une srie dvnements accols les uns aux autres Parfois les faits devenaient si compliqus que Lalla Aicha elle-mme ne savait plus o elle en tait A ces moments son visage se troublait une sorte dangoisse lui crispait les traits ses yeux trahissaient une profonde inquitude mais bientt un large sourire venait dissiper lorage et Lalla Acha reprenait son monologue mot quil fallait ne disait rien Certains passages de ce long tissu danecdotes insignifiantes me transportrent de plaisir Lalla Aicha raconta que dans la maison voisine de la sienne toutes les femmes par un caprice du hasard sappelaient Khadija Pour les diffrencier on spcifiait la profession du mari Khadija la femme de lpicier Khadija la femme du tailleur Khadija la femme du marchand de ptrole Lalla Acha ajouta - Il serait plus simple de les appeler Khadija la sourde Khadija la louchonne Khadija la noire tout le monde comprendrait de qui il sagit Nous rmes de bon cur cette plaisanterie Ma mre sabsenta quelques minutes Elle revint avec un bouquet de sauge et dabsinthe Elle entreprit de faire son th des grands jours Tout en versant leau bouillante dans la thire elle interrogea Lalla Aicha - Comment va ton homme Parle-moi de ses affaires A-t-il de nouveau un associ Travaille-t-il tout seul - Il na pas dassoci mais il ne travaille pas seul Il emploie trois ouvriers Les babouches se vendent bien et je nai pas le droit de me plaindre Il ma promis de macheter au dbut de lhiver un caftan de drap abricot objet que je dsirais depuis si longtemps - Louange Dieu Les difficults finissent toujours par saplanir et les misres par tomber dans loubli - Oui soupira Lalla Aicha Ma mre attendit de nouvelles explications mais subitement son amie se taisait La chose linquita - A quoi penses-tu Lalla Aicha Tu sembles triste Jespre que tout va selon tes dsirs dans ton mnage Lalla Aicha parla enfin Elle se pencha sur ma mre et lui chuchota voix basse Lalla Aicha ne trouva pas lpithte juste elle se contenta dagiter ses mains la hauteur de ses paules et de lever les yeux au ciel Ma mre me permit de monter sur la terrasse jouer du tambour Je compris que les deux femmes avaient des secrets se communiquer et craignaient mes oreilles indiscrtes Jtais ravi de laubaine Je
58 baguette rageuse Les murs multipliaient les sons de rose fan et de mauve dlicat La premire toile clignota Ce fut le signal Lalla Aicha embrassa ma mre et partit La lampe ptrole fut allume Nous tions sans entrain Mon tambour et ma trompette gisaient sur un matelas Jen tais dgot Je retrouvai avec plaisir mes vieux vtements De mes habits neufs je ne gardai que la chemise grce la chaleur de mon corps son tissu stait humanis Pour chapper au bruit des tambours qui bourdonnait encore sous mon crne jouvris ma Bote Merveilles Mes yeux hlas navaient plus la force de regarder
59 Chapitre VIII dans les vieilles boiseries firent leur apparition Ctaient de pauvres punaises puises par le jene et le froid de lhiver Elles taient dun brun poussireux et toutes plates comme vides de leur sang Quand nous nous installmes dans cette pice leur tribu jouissait dune grande prosprit Ma mre leur dclara une guerre totale Elle utilisa tous les moyens pour en venir bout Elle employa des m- thodes brutales chaux vive soufre ptrole usa de pratiques plus sournoises talismans poudres diverses achetes chez un faiseur de miracles invocations Seules quelques familles avaient rsist au massacre Leurs membres dgnrs tranaient une existence lamentable le long des chevrons et des solives de notre plafond Ils ne se reproduisaient plus et quand par inadvertance lun deux saventurait loin des hauteurs il se savait condamn Venir porte des doigts de lhomme tait une manire de suicide une faon comme une autre den finir de fuir au plus vite ce monde et ses misres Cependant les mouches prospraient de jour en jour Tous les matins ma mre les chassait grands coups de torchon Elles sortaient par la fentre avec des bourdonnements de colre Le rideau dpli nous tions labri de ces dplaisantes bestioles Quelques-unes plus ruses continuaient faire des rondes dans la pnombre de la pice Ds la premire journe de chaleur ma mre enleva la natte de jonc la roula et la cacha derrire le lit Les matelas reposaient directement sur le sol lav grande eau Les journes devinrent longues La salle du Msid juge trop chaude et trop troite fut abandonne nom mais les jeunes filles qui dsiraient se marier dans lanne venaient le jeudi faire sept fois le tour du tombeau Dautres personnes taient enterres dans cette grande salle dune fracheur de paradis Une niche dans un coin indiquait la direction de lOrient Ds le premier jour lappel du muezzin le fqih nous imposa silence Il nous envoya faire nos ablutions la petite fontaine circulaire qui chantonnait dans un coin Petits et grands aligns derrire notre matre nous nous acquittmes avec gravit du devoir de tout bon musulman la prire rituelle Deux fois par jour pendant tout lt les mmes crmonies eurent lieu aimer lcole Ma mmoire fit des miracles De dix lignes sur ma planchette je passai quinze Je nprouvais aucune difficult les apprendre Un vendredi mon pre gonfl dorgueil raconta ma mre la conversation quil avait eue la veille avec
60 mon matre rencontr dans la rue Le fqih lui avait assur que si je continuais travailler avec autant de cur et denthousiasme je deviendrais un jour un savant dont il pourrait tre trs fier Certes ce ntait pas le but que je poursuivais Le mot savant voquait pour moi limage dun homme obse figure trs large frange de barbe aux vtements amples et blancs au turban monumental Je navais aucune envie de ressembler un tel homme Japprenais chaque jour ma leon parce quil me semblait que mes parents men aimaient davantage et surtout jvitais ainsi la rencontre avec la lancinante baguette de cognassier Je mtais trac un vague programme jusquau djeuner japprenais avec ferveur les versets tracs sur ma planchette laprs-midi je maccordais deux bonnes heures de rve tout en faisant semblant de scander les paroles sacres A cette rcration je devais tout mon entrain Mon esprit schappait des troites limites de lcole et sen allait explorer un autre univers l il ne subissait aucune contrainte Dans cet univers je ntais pas toujours un petit prince auquel obissaient les tres et les choses il marrivait parfois de devenir homme lhomme que je souhaitais tre plus tard Je me voyais simple et robuste portant des vtements en laine grge les yeux pleins de flamme et le cur dbordant de tendresse La nuit sous ma couverture je poursuivais le mme songe Je construisais et reconstruisais ma vie avec ses multiples aventures ses rencontres ses actions dclat ses invitables obstacles jusquau moment o dimmenses lots noirs venaient sparer les lments patiemment ajusts et rendre au chaos ce monde peine naissant Tout se brouillait Dans le noir de la nuit surgissaient de temps autre comme emports par le remous les fragments pars de mon univers Le matin je reprenais mes occupations Nous tions un lundi lorsque mon pre renonant ses habitudes vint djeuner la maison Il nous Ces toffes jouissent toujours du mme succs t comme hiver les femmes de Fs ne peuvent sortir quenveloppes dans ces pices blanches - Aujourdhui ajouta-t-il jai lintention de vous emmener tous les deux au souk des bijoux Et sadressant ma mre il continua - Il y a longtemps que tu me demandes ces bracelets soleil et lune or et argent Il est temps que je te les offre Dautre part mon ouvrier a perdu sa mre qui habitait la campagne Il est parti pour lenterrement demain il sera de retour et nous reprendrons le travail Ma mre interrogea - Est-elle morte dune maladie - Je crois dit mon pre quelle est morte surtout de vieillesse mais peu importe que Dieu la reoive dans sa misricorde - Mais objectai-je je ne peux pas manquer le Msid pour vous accompagner au souk des bijoux jai ma leon apprendre - Ne te tourmente pas rpondit mon pre En passant jai vu le fqih je lai prvenu de ton absence Tu travailles bien cette demi-journe de repos sera une juste rcompense Mais peut-tre naimes-tu pas voir de jolis bijoux et lanimation des enchres - Oh si Les bijoux cest beau cest beau comme Je nosai pas poursuivre ma comparaison Mon pre mencouragea
61 - Beau comme quoi Je baissai les yeux et dune voix de confidence je dis timidement - Les bijoux cest beau comme les fleurs Mon pre et ma mre clatrent de rire Je trouvai leur raction dplace Un doute se glissa en moi sur la qualit de leur intelligence Le djeuner fini jallai masseoir dans lescalier en attendant lheure des enchres aux bijoux Accroupi sur une marche les mains sur les genoux je rflchis trs profondment la conversation du djeuner purils Je sentais que ma comparaison exprimait une ide essentielle Elle devait tre accueillie par le silence Le rire en une telle circonstance devenait une incongruit Je connaissais quelques fleurs les soucis et les coquelicots qui spanouissent au printemps sur les tombes les marguerites dodues qui offrent au soleil leurs curs dor les liserons qui se redressent sous nos pas lorsque par une belle journe mon pre memmenait sur les collines de Bab Guissa Sur la terrasse de notre maison poussaient dans des fragments de poteries du granium rosat des illets et des roses dIspahan Mes connaissances en bijoux taient moins tendues Jen avais pourtant vu de somptueux loccasion des ftes sur les femmes et sur les petites filles Je les classais en deux catgories les bijoux de tous les jours en argent gris bleu qui me fascinaient et les bijoux de fte rutilants de pierreries Ceux-ci forgs par les mains des gnies dans des palais souterrains gardaient encore dans leur miroitement et leur couleur de soleil le souvenir des flammes o leur matire avait coul Pour moi tous ces bijoux de fte provenaient de trsors cachs avaient appartenu en des temps immmoriaux des princesses de rve dont le souvenir stait oubli Il fallait tre niais il fallait tre puril pour croire que ces dlicates architectures dor et de pierres prcieuses fussent luvre de quelque artisan besogneux press de les excuter pour les changer contre une vile monnaie Ces ornements magiques naissaient gratuitement par le pouvoir de lamour Ils venaient se poser sur les cheveux et sur la chair dlicate des princesses de lgende Sous les pas de ces les violettes et les iris pour mettre au jour ce qui grouillait confusment en moi Ctait je crois cette impossibilit de faire voulais mort de ne pas essayer de me comprendre Pour ma mre jtais un garon parfait si je me lavais les pieds avant dentrer dans la pice pour mon pre jtais un objet de fiert si le vendredi je copiais ses gestes pour faire la prire rituelle pour les voisins jtais un enfant modle si je ne traais pas de graffiti sur les murs de lescalier si je ne faisais pas de bruit en jouant sur la terrasse Je serais devenu un monstre de stupidit si javais essay de les initier aux mystres de mon univers particulier Javais compris instinctivement les ruses quil fallait employer pour vivre en paix avec tous ces hommes et toutes ces femmes qui se prennent au srieux et sont gonfls clater de leur supriorit Accroupi sur la marche les mains sur les genoux je me rptais inlassablement Les bijoux cest beau comme les fleurs
62 Sur le palier ma mre et Fatma Bziouya chuchotaient depuis un quart dheure De temps autre la voix de ma mre clatait sur un ton de colre pour chasser le chat de Zineb qui rdait autour delle - Va-ten lui disait-elle galeux sale comme un rat dgout va-ten promener tes puces ailleurs Les chuchotements reprenaient Un rire touff quelques soupirs pleins donction et chacune des femmes se dirigea vers ses appartements Mon pre passa prs de moi - Continue jouer me dit-il aprs la prire de lAsser je reviendrai vous chercher ta mre et toi - Que fais-tu dans lescalier cria ma mre la cantonade Dune voix hypocrite je rpondis - Je joue - A quoi joues-tu rpta la voix -Au roi Les voisines se mirent rire La femme du fabricant de charrues trouva spirituel dajouter - Lalla Zoubida ton fils ira loin il se prend dj pour un roi Sa phrase nuance dune pointe dinsolence resta sans cho Je retombai dans mes rflexions Et sil me plaisait moi dtre roi Que peut comprendre la femme dun fabricant de charrues aux princes et aux rois Quelle se contente dplucher ses lgumes de piler ses pices de se lamenter sur le prix de lhuile et du charbon qui a subi une hausse dun sou Elle navait point lme dune princesse elle navait jamais rv du bruit des jets deau dans les vasques de marbre Elle navait jamais fait le moindre rapprochement entre la beaut des bijoux et celle des fleurs Elle portait toujours au petit doigt une mchante bague de cuivre orne dun cabochon de verre Les jours de fte elle accrochait sur sa poitrine une boutonnire de sa tunique une main dargent aux gravures frustes Ce soir ma mre aura aux poignets des bracelets soleil et lune Rahma sera verte de jalousie Pendant plusieurs jours je lentendrai dire sans gat - Je nai pas de chance jai pous un malheureux fabricant de charrues il est peine capable de moffrir une corde pour sortir leau du puits Ah Allah a bien mal dpartag les humains A celle-ci les souffrances et la misre dautres la prosprit la bonne nourriture les bijoux dor et dargent Mon Dieu Quand finira ma peine Ma mre lui rpondra avec une courtoisie appuye - Ma sur quoi sert de se plaindre et daccuser le destin Dieu est juste il donne chacun selon son cur - Il ny a de Dieu que Dieu diront toutes les voisines Certes il ny a de Dieu que Dieu Jentendis le muezzin le proclamer - Est-ce la prire de lAsser maman - Oui ton pre ne va pas tarder rentrer Tiens tu vas changer ta djellaba pour sortir celle que tu
63 portes est pleine de taches - Dois-je aussi me prparer Ma mre dut faire un signe affirmatif Fatma se prcipita dans sa chambre Le couvercle dun coffre claqua Au rez-de-chausse la voix de mon pre mit la phrase habituelle - Ny a-t-il personne Puis-je passer Lalla Kanza du fond de son temple noir de la fume des aromates lui rpondit - Passe maalem Abdeslem Son pas rsonna dans lescalier Je quittai ma marche et jallai me changer Le souk des bijoutiers ressemblait lentre dune fourmilire On sy bousculait on saffairait dans toutes les directions Personne ne semblait se diriger vers un but prcis Ma mre et Fatma Bziouya nous suivaient mon pre et moi petits pas troitement enveloppes dans leurs haks blancs Elles discutaient mi-voix qui mieux mieux Les boutiques trs surleves offraient nos yeux le clinquant des bijoux dargent tout neufs qui semblaient coups dans du vulgaire fer-blanc des diadmes et des ceintures dor dun travail si prtentieux quils en perdaient toute noblesse ces bijoux ne ressemblaient point aux fleurs Aucun mystre ne les baignait Des mains humaines les avaient fabriqus sans amour pour contenter la vanit des riches Ils avaient raison tous ces boutiquiers de les vendre au poids comme des pices Jen Plus tard jai saisi tout le sens de leur mlancolie Jai senti moi-mme cette humiliation de venir offrir la rapacit indiffrente des hommes ce quon tenait pour son bien le plus prcieux Des bijoux auxquels sattachaient des souvenirs des ornements de fte qui prenaient part toutes nos joies deviennent sur un march comme celui-ci de pauvres choses quon pse quon renifle quon tourne et quon retourne entre les doigts pour finalement en offrir la moiti de leur prix rel Ds notre arrive des courtiers ou dellals vinrent nous proposer divers articles Mon pre les regardait peine Il les refusait dun signe de tte Derrire nous appuyes au mur les femmes chuchotaient Le temps me sembla trs long avant que mon pre fint par prendre des mains dun grand diable aux yeux extatiques qui nonait perdre haleine un chiffre quelconque une paire de bracelets tout en cabochons pyramidaux lun or et lautre argent Il les passa ma mre qui les examina attentivement les essaya quatre ou cinq fois pria Fatma Bziouya de se les passer au poignet pour en admirer leffet Elle en discuta pendant un quart dheure chaque dtail Puis ma mre les rendit mon pre sans explication Le courtier continuait rpter mcaniquement le chiffre qui devait reprsenter le prix de cette marchandise Mon pre lui tendit les bijoux fit un signe affirmatif Le chiffre se modifia et le grand diable de dellal plongea Mon pre commenait manifester des signes dimpatience Le courtier fit irruption Le chiffre avait augment Sur un nouveau signe affirmatif de mon pre le chiffre se modifia Le courtier se fondit dans le brouhaha et les remous de la foule
64 Le souk battait son plein Les courtiers sgosillaient clamaient tue-tte des chiffres quon avait peine autre clatait plus loin Parfois une vague dhommes en dlire et de femmes hystriques nous submergeait nous aplatissait contre le mur et sen allait dferler sur un rivage inconnu Je nen pouvais plus de fatigue Mon pre qui sen tait aperu me souleva dans ses bras et me tint tout serr contre sa poitrine Son front ruisselait de sueur Ma mre courrouce commena maudire le dellal invoquer tous les saints quelle connaissait afin quils lui infligent le dur chtiment quil mrite paierons le prix quitable et nous ne nous laisserons pas rouler par ce mcrant Mais le mcrant tait toujours invisible pas plus loin se transformaient en tintamarre Voici que tous les gens du souk se mirent courir Fatma Bziouya et ma mre rptaient Allah Allah se plaignaient haute voix de leurs douleurs de pieds que la foule crasait essayaient de retenir leurs haks emports par le courant turban et le dellal avait une tache de sang sur la Joue Ils sen allrent suivis par les badauds Ma mre la voisine et moi nous nous mmes pleurer bruyamment Nous nous prcipitmes au hasard leur poursuite Nous dbouchmes au souk des fruits secs Aucune trace des deux antagonistes On vendait et on achetait on plaisantait et de mauvais garnements poussaient lindiffrence jusqu chanter des refrains la mode Notre tristesse devenait touffante dans cette atmosphre Nous sentions tout notre isolement Ma mre dcida de rentrer - Il ne sert rien ajouta-t-elle de courir dans toutes les directions Rentrons pour attendre et pour pleurer A la maison une fois dans notre chambre ma mre se dbarrassa de son hak sassit sur un matelas et la tte dans ses deux mains pleura silencieusement Pour la premire fois sa douleur me bouleversait Cela ne ressemblait point aux grands clats et aux lamentations auxquels elle se livrait parfois pour se soulager le cur Ses larmes coulaient sur son menton saplatissaient sur sa poitrine mais elle restait l sans bouger mouvante dans sa solitude Je pleurai moi aussi un moment troublant le silence de puissants reniflements puis je mtendis sur le lit et les yeux au plafond jattendis Je ne savais pas au juste ce que jattendais Le drame du souk des bijoux comportait ncessairement un dnouement Quand ma mre parla dattendre elle y pensait sans aucun doute A nous deux nous nous mmes excuter notre programme ma mre pleurait et moi jattendais Jtais rompu depuis longtemps cet exercice
65 Le soir tomba Les lumires brillrent toutes les fentres de la maison Notre pice restait obscure bruntres Enfin la voix de mon pre troua les tnbres Je me mis sur mon sant Ma mre abme dans sa sur le gris du mur - Pourquoi dit-il navez-vous point allum la lampe O sont les allumettes Ma mre dune voix de petite fille rpondit - Elles sont sur ltagre contre la bote th en fer-blanc Mon pre questionna - Si Mohammed dort-il dj - Non papa je ne dors pas Il craqua une allumette souleva le verre de la lampe - Que faisais-tu donc dans le noir reprit-il - jattendais ton retour La lampe allume ma mre releva la tte Son visage ruisselait encore de larmes Mon pre sen aperut - Pourquoi tant de larmes Nous navons Dieu merci aucun sujet de tristesse Jai d vous abandonner seules pour corriger ce mcrant qui essayait de nous jouer quelque tour de sa faon Tout est maintenant rentr dans lordre et voici les bracelets Il dposa les deux bracelets sur le matelas ct de ma mre - Je ne veux pas les voir ces bijoux de mauvais augure dit ma mre Je crois que je ne les porterai jamais Je sens quavec eux le malheur est entr dans cette maison tu feras bien daller les revendre ds demain - Ce sont bien l les bracelets que tu dsirais prends-les et ne prononce pas de paroles inconsquentes Ma mre se leva prit les bijoux sans les regarder ouvrit son coffre et les jeta dedans avec humeur - Tu verras bien ce que je te dis est la vrit Je ne suis peut-tre pas intelligente je ne suis quune faible femme mais mon cur ne ment pas quand il me renseigne sur quelquun ou sur quelque chose Ces bracelets ne mapportent aucune joie Maintenant je vais moccuper du dner monstres je revois les yeux enflamms de haine qui nous traquaient ma mre mon pre et moi Des masses dhommes aux visages hideux nous poursuivaient travers la ville pour nous dpouiller de nos richesses Ils en voulaient particulirement ma Bote Merveilles Mon pre parut sur un cheval noir Il avait ma bote sous le bras Il fendit la foule au galop Des mains essayrent de le retenir Il piqua des deux La longue crinire de son cheval se dployait comme un tendard Ma mre et moi nous nous trouvmes brusquement dans une campagne dserte Ma mre pleurait silencieusement La lumire de lt inondait des espaces de sable et de cailloux La silhouette de mon pre se dtacha sur une colline Il
66 nous attendait Il navait plus de cheval Il serrait toujours sous son bras ma Bote Merveilles - Je lai sauve nous dit-il et sadressant moi il ajouta Elle est toi ouvre-la donc Je la posai sur la terre nue et louvris avec prcaution Mes yeux furent blouis sur un fond de fleurs frachement coupes des illets et des roses reposaient comme dans un crin des bijoux dor rehausss de gemmes Je nen avais jamais vu daussi beaux je relevai la tte pour dire mes parents Regardez mon trsor Ils jetrent un coup dil dans la Bote Ma mre dclara - Les beaux bijoux portent toujours malheur ceux qui les possdent Un grand froid menveloppa je refermai la bote me mis sangloter - Sidi Mohammed pourquoi pleures-tu Rveille-toi donc Rveille-toi II faisait dj jour Les seaux cliquetaient dans le patio Mon pre se penchait sur moi me ttait le front jouvris les yeux - Non affirma mon pre il na pas de fivre Il a d simplement avoir un cauchemar Assise dans son lit ma mre rptait - Je te dis quil est malade Avec toutes ces motions dhier soir et lagitation du souk des bijoux o tu as cru ncessaire de lentraner cela ne mtonne pas quil soit tomb malade - Cet enfant na rien proclama mon pre Un peu de fatigue sans doute Quil naille pas lcole - Mon Dieu Punis-moi je suis la principale fautive mais ne me frappe pas dans mon enfant Homme je te dis que je ne veux en aucune faon garder ces bracelets Avec ces bijoux le malheur entre dans cette maison Mon pre se dirigea vers la porte Tout en enfilant ses babouches il dclara - Je men vais je sens que si je reste je manquerai de patience - Va rpondit ma mre tu es un homme il est naturel que tu aies un cur de pierre Ma mre ne devait pas dire des choses pareilles Il nest pas du tout naturel quun homme ait un cur Mon pre avait dailleurs raison je ne me sentais nullement malade Pourtant je dus obir ma mre garder le lit toute la journe Aprs djeuner nous remes la visite de Lalla Acha Il y avait longtemps que nous navions pas eu de ses nouvelles ni de celles de son mari Sidi Larbi le babouchier Ma mre se hta de prparer le th Elle entreprit ensuite de faire le rcit de ses malheurs sa vieille amie Elle raconta dans les dtails notre quipe au souk des bijoux laffreux drame qui se droula propos des bracelets sinterrompit pour pleurer un moment reprit son histoire entrecoupe de soupirs dinvocations Elle prophtisa avec lyrisme annona des catastrophes qui ne manqueraient pas de frapper notre foyer si mon pre ne se dcidait pas vendre les bracelets de mauvais augure cause occulte de notre ruine Lalla Aicha par politesse approuvait soupirait dodelinait de la tte se donnait de lgres tapes sur la joue
67 Ma mre enfin regarda son amie - Mais toi Tu ne me dis rien sur ta maison Comment vas-tu Comment va ton mari Lalla Aicha pour toute rponse enfouit son visage dans ses mains et clata en sanglots Un torrent de larmes coula au travers de ses doigts Son corps fut secou de violents spasmes La douleur ltranglait par moments Ma mre lui entoura les paules de ses deux bras et se mit sangloter avec elle Lalla Aicha sarrta Les joues encore luisantes de pleurs le nez humide elle dit ma mre - Zoubida je nai plus personne au monde tu es mon amie tu es ma seule famille Le fils du pch - Allah Allah cria ma mre ma sur ma pauvre sur mon Dieu quelle douleur Les deux femmes de nouveau dans les bras lune de lautre se mirent sangloter La chaleur le lit ces scnes affreuses dont je sentais sans le comprendre tout le tragique me rendirent vraiment malade Jeus de violents maux de tte la fivre me secoua tout entier Je me mis rendre sur ma couverture Ma mre se prcipita affole criant - Mon fils va mourir mes amies mes surs mon fils Sauvez mon fils Les voisines envahirent la chambre mes paupires se fermrent Dans mon crne je nentendais plus que les battements dun gigantesque tambour Chapitre IX
68 Il na rien mang depuis son djeuner dhier Cette phrase prononce dans un soupir suffit pour me mabandonnrent Jessayai de bouger le tambour qui battait dans mon crne redoubla dardeur Il se mla lombre des tranes impalpables de cendre rouge Une nue de minuscules tincelles tournoya autour de mon visage Silencieuses et froides elles transformaient le dcor qui mtait familier en une atmosphre irrelle Une douleur sourde se propagea dans mes os et me tira un gmissement Ma mre revint sapprocha pas furtifs de mon lit se pencha lgrement sur moi et resta dans cette attitude un long moment si silencieuse quelle ne semblait pas respirer Elle formait devant mes yeux une masse noire aux contours pelucheux Je mattendais la voir seffilocher et se dissoudre lexemple de ces fantmes qui me visitaient par mes nuits dinsomnie Elle finit par soupirer et recula dun pas - Je suis rveill lui dis-je mais jai mal - Cela va mieux puisque tu me parles - Pourquoi fait-il si sombre demandai-je - Cest le soir rpondit ma mre je nai pas voulu allumer la lampe pour ne pas gner ton sommeil Tu as eu la fivre toute la nuit dernire et toute la matine Mes yeux nont pas cess de couler Hlas mes larmes ne peuvent soulager ta souffrance - Jai faim - Voil une bonne nouvelle louange Dieu Je vais te chercher un bol de bouillon Elle mavait soutenu le corps laide de coussins La pice roula tangua fut emporte travers lespace tournant sur elle-mme subissant la loi immuable des astres et des mtores Ma mre eut juste le temps Les objets peu peu ne partaient plus la drive Ma mre vint sasseoir non loin de mon lit sur un matelas trs bas La femme du fabricant de charrues linterpella - Zoubida comment va Sidi Mohammed Couvre-le bien et donne-lui boire du th chaud sans doute a-t-il attrap froid Fatma intervint de sa fentre - Je crois plutt quil souffre dune insolation Il faudrait lui entourer la tte dcorces de citron et de feuilles de menthe enfant
69 Mon pre sannona la porte dentre de la maison Il arrivait plus tt que dhabitude Pendant quil visage qui me parut ple et fatigu Il me toucha doucement le front hocha la tte et me tourna le dos sans rien dire Ma mre disposa la petite table basse pour le dner Ce fut je crois le dner le plus triste de leur vie des nauses Mon pre et ma mre chacun abm dans ses penses ne mangeaient pas ne parlaient pas Le chat de Zineb surgit de linvisible savana pas feutrs de la table regarda les formes immobiles des deux convives et miaula dtonnement Il miaula timidement dune voix plaintive serrant sa queue ses oreilles en arrire cracha un horrible juron et sen alla tous poils dehors Mes parents navaient pas remu le petit doigt navaient pas ouvert la bouche Une angoisse de fin du monde sappesantit sur toutes choses Je fondis en sanglots Mon pre se secoua de sa torpeur et me demanda -O as-tu mal mon enfant Tout hoquetant je lui rpondis - Je nai pas mal mais pourquoi ne parlez-vous pas - Nous navons rien dire Repose-toi et ne pleure plus Ma mre se rveilla son tour prit la table et se dirigea vers sa cuisine Elle revint les mains charges du plateau et des verres pour le th Elle trouva mon pre debout se prparant dj pour dormir - Tu ne prends pas de th lui demanda ma mre - Non et dornavant tu feras attention ne pas trop gaspiller ton sucre - Suis-je une femme qui gaspille - Telle nest pas ma pense Je veux simplement te dire qu partir de demain il nous sera difficile davoir du sucre et du th tous les Jours - Je pressens un grand malheur dit-elle dune voix brise Mon pre resta silencieux les paupires baisses Brusquement un claquement sonore me fit sursauter dans mon lit me tira un gmissement de douleur Ma mre stait appliqu sur les joues ses deux mains avec la force du dsespoir Elle sassit mme le sol sacharna sur son visage se griffa se tira les cheveux sans profrer une parole Mon pre se prcipita pour lui retenir les mains Ils luttrent un bon moment Ma mre scroula face contre terre capital Javais mis largent dans un mouchoir Jai d laisser le mouchoir tomber par terre croyant le glisser
70 dans ma sacoche Ma mre avait relev la tte Elle ne disait rien Mon pre de sa voix calme continuait - Pourquoi se lamenter Nous devons louer Dieu en toutes circonstances Enfin ma mre sortit de son silence - Quallons-nous faire - Je vais travailler - Combien as-tu perdu -Tout mon fonds de roulement Je nai pas mme de quoi payer mon ouvrier qui na rien touch cette semaine Je dois aussi un mois de loyer au propritaire de latelier Je pensais rgler toutes ces dettes et acheter du coton - Les marchands ne pourraient-ils pas te faire crdit Tu es connu honorablement - Jamais je ne mabaisserai jusqu mendier du coton lun de ces voleurs Je ne veux pas non plus du misrable salaire dun ouvrier Je suis un montagnard et un paysan La saison de la moisson commence peine on embauche des moissonneurs Jirai travailler aux environs de Fs -Tu oserais mabandonner avec un enfant malade - Prfrerais-tu mourir de faim Aimerais-tu devenir un objet de piti pour tes amies et tes voisines Je serai deux jours de marche de la ville Sidi Mohammed ira mieux demain Fais-lui une soupe la menthe sauvage couvre-le bien afin quil transpire abondamment Aujourdhui il a moins de fivre que la nuit dernire - Cest un chtiment de Dieu qui nous accable Ce sont ces maudits bracelets qui ont sem le malheur dans notre maison Pourquoi ne les vendrais-tu pas - Je compte les vendre Je vous laisserai cet argent pour vous nourrir pendant mon absence Driss le teigneux nous reste fidle il viendra tous les jours faire les courses Donne-lui manger il na personne Mon pre se recueillit un moment - Je vous laisserai seuls pendant un mois Je tcherai de ne rien dpenser de mon salaire il me sera possible de remettre latelier en marche ds mon retour Un grand silence stablit un silence lourd moite huileux et noir comme la suie Jtouffais Je dsirais de toutes mes forces quune porte claqut quune voisine pousst un cri de joie ou un gmissement de douleur que quelque vnement extraordinaire survnt pour rompre cette angoisse Je voulais parler dire nimporte quelle sottise mais ma gorge se serra et une plainte expira sur mes lvres ma respiration Je fermai les yeux Je priai avec ferveur Je me sentais abandonn aux portes de lEnfer Non Je nai pas encore oubli ces instants Seigneur Je me souviens Je me souviens de cette solitude
71 vaste comme les immenses tendues des plantes mortes de cette solitude o le son meurt sans cho o les ombres se prolongent dans des profondeurs dangoisse et de mort Et le cur qui saigne Source intarissable de peine torrent surchauff par les feux de mes chagrins et de mes douleurs cri de ma chair bourdonnait de tous ses insectes chantait par la voix de ses rossignols Mon pre nous quitta le surlendemain laube Il partit avec pour tout bagage une sacoche de berger en palmier nain dont il avait fait lacquisition la veille une faucille neuve et un sac en toile avec une fermeture coulisse Ma mre lavait confectionn dans un morceau de hak de coton et lavait bourr de de grains de ssame Jtais rveill quand mon pre partit Ma mre lui fit quelques recommandations et resta aprs son Tout le monde dans le quartier devait tre au courant de nos ennuis matriels et du dpart de mon pre Ils manifesteraient notre gard une piti ostentatoire plus humiliante que le pire mpris Mon pre parti nous restions sans soutien sans dfense Le pre dans une famille comme la ntre reprsente une protection occulte Point nest besoin quil soit riche son prestige moral donne force quilibre assurance et respectabilit Mon pre venait le soir seulement la maison mais il semblait que toute la journe se passait en pr- paratifs pour le recevoir Je comprenais ce qui tourmentait ma mre ce matin dans la lumire du jour peine naissant Elle se rendait compte dans le trfonds de son cur que ses prparatifs seraient vains Personne le soir ne pousserait plus notre porte napporterait de lextrieur la suave odeur du travail ne servirait de lien entre nous et la vie exubrante de la rue une figure hideuse La maison se rveillait peu peu saluait le soleil et ses bruits familiers Je me sentais mieux ce matin Je massis dans mon lit Ma tte ne pesait rien sur mes paules mes bras ntaient agits daucune fivre Maman dis-je est-ce que cest long un mois Ma mre se secoua de sa torpeur regarda droite puis gauche comme pour reconnatre lendroit o elle se trouvait et me fixa avec des yeux tonns - As-tu parl Sidi Mohammed - Oui maman je te demande si un mois est long - Un mois dure un mois mon fils mais pour nous le mois venir sera une ternit - Je sais attendre toi tu ne sais pas encore ou plutt tu las su autrefois mais tu as d oublier Ma mre parut abasourdie par cette rflexion - Quest-ce que tu attends - Jattends dtre un homme Toi tu nattends plus rien puisque tu es une grande personne
72 Je me tus un moment avant dajouter - Quand tu tais une petite fille tu ne pouvais pas faire tout ce que tu voulais tu as attendu dtre une femme pour raliser tes projets acheter les vtements dont tu avais envie sortir avec Lalla Aicha ton amie prparer les plats que tu aimais manger Moi je mange ce que tu me donnes je ne sors jamais seul je porte souvent des chemises qui ne sont pas ma taille Calmement je murmurai - Quand je serai un homme je porterai de belles djellabas blanches qui seront laves tous les jours je mangerai tous les matins au moins une livre de beignets trs chauds avec beaucoup de beurre parfois avec du miel Jaurai quarante chats qui mobiront toujours Ils ne feront jamais de salets dans les coins Dailleurs nous habiterons une autre maison avec un bigaradier dans la cour Un sourire claira le visage de ma mre - Jamais ta femme nacceptera de veiller sur ton troupeau de chats - Je ne me marie pas toi tu aimes les chats tu pourras ten occuper Elle clata franchement de rire Sa gat soudain me rendit toute ma confiance Je ris plus fort quelle je battis des mains Ma mre mit son index sur les lvres et me dit - Que diraient les voisins sils tentendaient rire de la sorte le jour du dpart de ton pre - Mon pre reviendra bientt et nous serons de nouveau trs riches - Mais nous navons jamais t riches - Si nous navions pas faim et notre chambre nest-elle pas la plus jolie de la maison - Repose-roi mon petit tant que je serai vivante tu nauras jamais faim duss-je mendier Quelquun gratta timidement la porte Ma mre se leva - Qui est l dit-elle tout en se dirigeant vers le couloir dentre Suivit un long conciliabule tout en murmures et en chuchotements Jentendis finalement ma mre dire dune voix pressante - Entre Fatma Entre et donne-le-lui toi-mme moi il refusera il est si entt Entre donc Fatma Bziouya parut Elle tenait la main un bol fumant Elle sapprocha de moi me fit un large sourire et me demanda - Comment te sens-tu ce matin fqih - Jai prpar pour toi du tadeffi Ne voudrais-tu pas y goter Dordinaire jaimais le tadeffi ce potage parfum la menthe sauvage Par principe je dtournai mon visage du ct du mur Je pensais mettre ainsi fin toute tentative de persuasion Ma mre vint au secours de notre voisine - Je suis sre que tu laimeras cette soupe Aprs jenverrai Zineb tacheter un beignet
73 Je me fis encore prier un moment Je finis par me mettre sur mon sant Je pris le bol le humai dune narine mfiante regardai les deux femmes penches sur moi avec sollicitude et dclarai que je naimais pas la soupe piquante Toutes les deux me rpondirent de concert avec un ensemble mouvant quil ny avait pas dans cette soupe la moindre parcelle de piment ou de poivre Je regardai ma mre dans les yeux et lui demandai brle-pourpoint comment elle pouvait le savoir puisquelle navait pas got cette soupe Elle tenta de me rpondre chercha sa phrase sembrouilla soupira leva les yeux au plafond pour prendre tmoin les solives enfumes et partit se rfugier dans la cuisine Fatma insistait -Moi je taffirme quil ny a pas dpices dans ce tadeffi Dun geste je lui collai le bol dans les mains -Tout le monde sait que le tadeffi sans pices est absolument immangeable Ce nest pas parce que je lis malade que tu vas me faire manger de la colle de farine Fatma perdit patience - Je te dis que cest bon Gote dabord avant de dire de telles sottises Prends vite Je boudais toujours Fatma devint tendre Dune voix caressante elle mappela bonbon acidul petit fromage blanc vermicelle au lait Je ne pouvais pas rsister des mots si clins je repris le bol de tadeffi Javais passablement faim je bus cette bonne soupe grandes goules Je demandai ensuite ma mre de me dbarbouiller Je changeai de chemise me vtis de ma djellaba Je me sentais guri mais pas encore assez fort pour retourner lcole Pendant quelques jours jallais jouir de vraies vacances Rahma maperut la fentre et me salua joyeusement Rahma saccouda la grille de sa fentre dcide poursuivre le dialogue - Amine ma sur Zoubida Est-ce que Sidi Abdeslem est parti ce matin Je lai entendu descendre lescalier - Oui il doit tre dj loin - Dieu vous le ramnera sain et sauf Rahma sadressa toute la maison pour dclarer - Les temps deviennent durs pour les pauvres gens que nous sommes mais sachons louer Dieu dans la joie comme dans ladversit Pour toute rponse quelquun ternua trs fort au rez-de-chausse Il ternua trois fois puis se moucha avec conviction Le bruit de ses narines me rappela le son de la trompette du Ramadan Jclatai dun rire joyeux Ma mre me prit par les paules me ramena vers mon matelas Elle me conseilla dune voix ferme de mallonger Je ntais pas encore assez fort pour me livrer des excentricits Je devais rester au lit Elle me recommanda de rciter quelques versets du Coran afin de ne pas oublier tout ce que javais appris et pour
74 attirer la bndiction sur notre maison et sur la tte de mon pre parti vers linconnu Je minstallai sur le matelas lair renfrogn Je navais pas envie de rciter des versets du Coran je navais plus envie de rien Jcoutais dune oreille distraite les papotages ordinaires des femmes de la maison Je ne prtais aucune attention leurs propos Malgr le soleil tout me paraissait sombre La salet des murs que japercevais par notre fentre me dgotait Enfin ma mre servit le djeuner Le menu se composait de deux beignets qui mtaient destins de beurre rance dolives noires et dune botte de radis cadeau de Fatma Bziouya ou plutt de son mari Mohammed le jardinier le bois une petite thire dmail dont nous ne nous servions jamais et deux verres Sans plateau sans bouilloire dans la pice sans le rituel habituel qui prsidait la prparation du th une impression de dnuement flottait dans latmosphre Seuls les mnages misrables procdaient de la sorte A mes rflexions ma mre rpondit quelle ne pouvait plus passer son temps faire briller le plateau laver les verres astiquer la thire dtain Quallait-elle donc faire de son temps Je ne savais Aprs djeuner ma mre me recommanda dtre bien sage prit son hak et partit rendre visite Lalla Aicha son amie Elles avaient tellement de choses se dire Je me mouchai dans un vieux chiffon qui tranait par terre Couch sur le dos je contemplai fixement les ces formes changeantes Maintenant elles ntaient plus que des taches figes qui me donnaient la nause les ronflements des soufflets javais peur puis par mes larmes silencieuses je finis par mendormir Quand ma mre revint javais de nouveau la fivre Elle me couvrit chaudement sassit ct de mon lit et pleura longtemps Elle chantonnait doucement sinterrompait de temps autre pour se moucher reprenait son murmure Le soir elle ne prpara pas de dner elle se coucha tt Javais de la peine mendormir Je magitais dans mon lit me tournais me retournais sans russir sombrer dans le sommeil Brusquement lorage se dchana Le vent fona sur la maison avec des hurlements de fureur Les portes fantmes la lumire des toiles ctait nen pas douter quelque instrument dune matire luisante et froide forg sans bruit au fond des eaux par un djinn atteint de dmence Elle parlait un langage la fois dchirant et suave parfois incomprhensible grimaant malfique parfois dune nostalgie farouche Il y avait des appels des supplications des reproches des rires dhyne de longs cris de douleur des mots damour et des phrases de colre Le vent riait jouait avec les portes les cognait de fureur Pour conjurer ces forces obscures je rcitai trois fois la sourate de lUnit Tremblant de tous mes membres jenfouis mon visage dans un coussin Je finis par mendormir Ma vie scoulait dans deux mondes opposs Le jour je subissais toutes sortes de contraintes je prenais part des drames que je ne comprenais pas la nuit me servait dappt ses monstres me lanait dans le
75 fragment du devenir couvait une parcelle de mystre Les instants se succdaient avec chacun sa charge de joie hlas trop phmre avec son poids de peine qui imprimait dans ma chair sa meurtrissure Au gr de lhumeur des uns et de la fantaisie des autres mes jours me paraissaient sombres ou radieux mes nuits un havre de repos un lieu de torture un moment de flicit le douloureux calvaire des mes damnes de toute ternit Ceci me donna par la suite le got de laventure savoir le got de la mort Je mourais chaque soir bon got et je me rjouissais dtre sur une terre o ils ne manquaient pas Cependant dans les heures de chagrin et de solitude ils me paraissaient amers fades durs pour mon gosier trop troit Bien sr je prfrais le jour la nuit les jours en principe se tenaient obissaient la logique du temps se succdaient en apparence bien en ordre Les nuits enfantaient des personnages des sites des vnements lesquels craient leur espace et leur temps Mes parents les voisins les enfants du Msid le matre et sa baguette de cognassier habitaient la terre ensoleille mais il marrivait la nuit de les rencontrer dans des pays lointains privs de lumire dans des sentiers hrisss de dangers Nos rapports souvent ntaient plus les mmes que pendant le jour Maintes fois jessayai de les viter mes efforts savraient toujours vains Je ne pouvais leur chapper ni dans ce monde ni dans aucun autre Il leur tait donn de me choyer ou de me tourmenter selon leur bon plaisir Plus tard je me dfendrai Maintenant je ntais quun enfant un enfant couch en chien de fusil qui ronflait discrtement alors que tous les hommes taient dj partis au travail alors que toutes les voisines avaient dj procd leur toilette Ma mre me rveilla - Sidi Mohammed tu es mal couch tu vas attraper le torticolis Jentrouvris pniblement mes paupires Le jour inondait notre chambre - Lve-toi et va faire tes ablutions pendant ce temps je vais te faire cuire un uf - Jaime beaucoup les ufs lhuile avec du piment rouge et du persil - Je sais je mettrai du piment rouge et du persil et mme une pince de cumin Cette phrase nchappa pas loreille de Rahma Elle se mit sa fentre et cria - Nous appelons ce plat une omelette juive cest dlicieux Ma mre rpondit - Sidi Mohammed est encore malade il a des envies comme une femme enceinte Toutes les voisines se mlrent la conversation bain avait vu dans une boutique de laitier de beaux fromages blancs Elle dsira en goter mais le laitier un avaricieux un disciple de Satan refusa de lui en offrir la moindre miette Lenfant arriva au monde quelques mois plus tard Sur son ventre se dtachait bien visible un morceau de fromage blanc Tante Kanza lavait vu de ses yeux vu
76 - Heureusement dit une voix sans la moindre ironie que le morceau de fromage ne pendait pas son front ou lune de ses joues Driss le teigneux appela de la porte dentre Ma mre lui demanda de patienter une seconde elle la porte de notre cuisine trnait depuis toujours la jarre deau potable en terre poreuse Ma mre y versa le seau Elle revint vers moi et me dit - Je vais me prparer nous allons sortir ensemble nous passerons prendre Lalla Acha qui nous attend Aujourdhui je temmne voir quelquun que tu ne con nais pas Nes-tu pas content de sortir un peu Nous allons trs loin Je tournais en rond la recherche de mon mouchoir je le dcouvris enfin sous un coussin tout froiss et coll Je tirai dessus pour avoir une surface suffisante pour y placer mon nez Je me mouchai fort si fort que mes doigts furent tout mouills Je jetai le mouchoir et messuyai les doigts mme ma djellaba Nous nous disposions quitter la chambre quand Fatma Bziouya interpella ma mre - Lalla Zoubida O vas-tu - Lalla Aicha nous a invits passer la journe avec elle elle est si seule - Que devient son mari Sidi Larbi Na-t-il pas encore rpudi la fille du coiffeur - Non mais je sais quil paie actuellement son ingratitude envers Lalla Acha Sa belle-famille lui rend les jours amers laccuse de laisser sa jeune femme souffrir de faim Ma mre enleva son voile qui la gnait pour parler La maison tait tout oreilles Quelle aubaine den savoir plus long que les autres Quelle magnifique occasion de montrer routes ces envieuses dans quelle estime la tenait Lalla Aicha Elle lui confiait tous ses secrets A la fin elle laissa entendre quelle en savait beaucoup plus long mais que les convenances lui interdisaient de tout rvler Nous partmes enfin Je marchais devant dvorant des yeux les talages Arrivs Sidi Ahmed Tijani ma mre se dirigea vers le Ma mre ne dposa aucune offrande dans le trou Elle y introduisit simplement sa main frotta sa joue contre la boiserie qui lentourait et murmura une vague prire Jtais trop petit pour atteindre le trou je collai mes lvres sur la mosaque froide du mur Cette manifestation de respect pour Sidi Ahmed Tijani fit plaisir ma mre - Viens mon petit il et quAllah te prserve de tout mal Me dit-elle Je la suivis Nous fmes quelques pas Un marchand de poivrons et de tomates stait install dans langle dune ruelle Il exposait par terre ses lgumes en petits tas bien ordonns de forme pyramidale - Combien vends-tu tes tomates lui demanda ma mre Elle se courba tta par ci toucha par-l m- langea poivrons et tomates sema le dsordre Le marchand furieux lui rpondit que cette marchandise
77 ntait pas vendre surtout une cliente aussi ennuyeuse Trs digne ma mre se leva et lui conseilla de ramasser ses ordures sil navait pas lintention de les Nous abandonnmes le marchand secou de colre A notre gauche se dressait un portail mon mental orn de clous et de marteaux de bronze dun trs beau travail - M Dis-moi qui appartient cette maison - Ce nest pas une maison cest un bureau de Chrtiens - Je vois des Musulmans y entrer - Est-ce que je parierai la langue des Chrtiens quand je serai grand - Dieu te prserve mon fils de tout contact avec ces gens que nous ne connaissons pas La rue Zenqat-Hajjama souvrait main gauche face lancien march aux esclaves Ds lentre de la maison ma mre appela Lalla Acha Elle nous souhaita la bienvenue de sa chambre du deuxime tage et nous pria de monter Elle nous attendait assise devant sa bouilloire qui lanait des jets de vapeur La chambre offrait limage de la dsolation Elle suait la misre et lennui Je lavais connue en des jours meilleurs Plus de cretonne sur les matelas plus de carpettes aux couleurs gaies Les tagres de bois peint avec leur cargaison de bols de faence et dassiettes dcores avaient disparu lhorloge laissait sa place une tache claire sur le mur Le nombre des matelas navait pas chang mais ils taient bourrs de crin vgtal au lieu de laine Le crin stait tass les matelas taient froids et durs Dailleurs toute la pice paraissait froide et dure Une sorte dangoisse imprgnait latmosphre La maison me parut morte Les locataires silencieux se tenaient tapis sans aucun doute dans les coins les plus sombres de leurs pices Lalla Acha prpara le th Elle le servit dans un petit plateau de cuivre jaune aux gravures effaces Elle sacquittait de ses devoirs dhtesse avec beaucoup de dignit - Nous irons plutt dans le quartier Seffah le fqih de Qalklyine est en voyage dans le djebel Il parat quil a encore de la famille dans un village perdu Sidi El Arafi que nous irons consulter est aveugle Je tiens les renseignements de Khadouj Lalaouia qui la consult deux ou trois fois Elle ma affirm que tout ce quil lui avait prdit stait ralis point par point Jai de lespoir Zoubida avec laide de ce voyant je suis sre datteindre le but Nous sommes de trs faibles cratures le bonheur est chose fragile Mon nid a t saccag je naurai de repos que le jour o il redeviendra ce quil tait Ma mre dit enfin -Lalla Aicha jai moi aussi grand besoin de conseils Je tremble pour ma maison pour mon mari
78 pour mon fils Quand la colre de Dieu se dchane sur les gens pauvres comme nous elle les rduit en cendres Les personnes qui savent nous sont dun secours prcieux Sidi El Arafi a bonne rputation il nous aidera srement - II est permis lesclave de faire ce qui est en son pouvoir pour remdier sa misre ensuite il doit sen remettre son seigneur pour laccomplissement de ses desseins Ayons confiance Lalla Acha qui navait rien perdu de son embonpoint sarracha pniblement du sol prit son hak
79 Chapitre X Nous navions eu aucune peine trouver la maison de Si El Arafi Les gens du quartier Seffah fiers dtre les voisins dun homme aussi illustre sempressrent de nous renseigner Un enfant de mon ge stait offert de nous accompagner Il nous guida travers un ddale de rues de plus en plus troites de moulins eau de trois portes de maisons vtustes et une bouche dgout Des nuages de poussire et de mouches tournoyaient dans lair Diverses odeurs sy livraient bataille ordures mnagres pissat dne cuisine maigre benjoin et encens y mlaient leurs effluves Lenfant qui nous accompagnait pointa son index droit vers la porte centrale fourra lindex gauche dans sa narine et sen alla sans rien dire La porte souvrit Une vieille femme au visage dcouvert portant sur la tte une corbeille de roseaux sortit Elle nous dvisagea calmement hocha la tte Elle se dirigea le couloir Le pav en tait irrgulier De temps en temps ma mre ou Lalla Acha appelait le Prophte son secours Elles butaient tour de rle sur le mme obstacle un pav mal ajust une brique qui tranait l par mgarde Le couloir tourna gauche La lumire du patio nous blouit Nous soupirmes de contentement un pied de vigne grimpait le long du mur qui nous faisait face Les feuilles dun vert dense clataient sur la blancheur de la chaux qui couvrait tous les murs de la maison Cette cour respirait une paix monacale Des pigeons roucoulaient et des tourterelles rpondaient dans leur langage En vain je cherchai des yeux ces oiseaux qui nous accueillaient joyeusement Ils devaient nous pier de leurs cachettes pleines dombre et de fracheur Il ny avait personne dans le patio Pendant quelques minutes nous restmes l ne sachant qui nous adresser Ma mre osa appeler - gens de la maison Une voix de femme demanda - Qui voulez-vous voir Ma mre reprit - gens de la maison est-ce chez vous quhabite Sidi El Arafi Nous dsirons le consulter
80 La tte dune petite fille ngrode surgit dune lucarne Des yeux elle nous indiqua lescalier qui se trouvait notre droite - Montez dit-elle Sidi El Arafi habite au premier A peine avions-nous grimp trois marches que Lalla Aicha se mit respirer comme un soufflet de forge - Montez tous les deux nous conseilla-t-elle vous mattendrez sur le palier Du palier partaient en tous sens plusieurs couloirs et plusieurs autres escaliers tout aussi uss Les marches uses ne facilitaient pas la monte Au bout de lun des couloirs souvrait la chambre de Sidi El Arafi Un rideau grandes bandes jaunes et rouges en dfendait laccs un il lintrieur de la pice et demanda - Cest bien ici que demeure Sidi El Arafi - Oui cest ici nayez aucune crainte dapprocher plerins que Dieu a envoys vers nous Je suis El Arafi le pauvre aveugle Je ne refuse jamais de recevoir les htes de Dieu Nous entrmes lun derrire lautre abandonnant nos babouches dans le couloir Lalla Aicha ponctuant chaque mot dun profond soupir dclara - Nous sommes les htes de Dieu notre matre Mais nous sommes aussi tes htes - Soyez les bienvenus Soyez les bienvenus Et si vous tes assoiffs nous avons de leau qui rafrachit les gorges dessches Approchez et asseyez-vous Mes yeux ne peuvent vous voir mais mon cur me dit que vous tes des gens de bien Il y a parmi vous un enfant Mon oreille peroit le bruit de ses pas sur la natte Est-ce une fille ou un garon - Un garon rpondit ma mre Sadressant moi elle ajouta - Embrasse la main du chrif mon fils et demande lui de te bnir Laveugle tendit la main droite dans lespace et dit - Dieu te bnisse mon fils Dieu te bnisse Viens prs de moi sienne Je posai mes lvres sur ses doigts Il me sourit et mattira doucement sur ses genoux Sa main passa lgre sur mon visage Elle en tta chaque volume et chaque creux Elle sarrta sur mon front glissa vers les oreilles aboutit la nuque Pendant toute cette exploration il ne cessa de rpter Que Dieu bnisse Que Dieu bnisse
81 Sidi El Arafi portait une chemise de cotonnade trs ample Sur sa tte tait juch un bonnet de laine tricot qui avait certainement rtrci au lavage Aprs lui avoir embrass encore une fois la main Jallai masseoir quelques pas plus loin Sa femme vint son tour nous souhaiter la bienvenue Elle nous offrit de leau trs frache quelle versait dune cruche en terre cuite Javais limpression davoir dj vu cette femme Peut-tre au bain maure Elle avait une peau caf au lait plus caf que lait Elle parlait avec laccent du Tafilalet Les gestes taient menus et pleins de grce Je me souviens encore de son visage aux yeux trs rapprochs au nez minuscule mais aux lvres gnreuses Je revois aussi ses dents frottes lcorce de noyer des dents larges solidement enfonces dans la chair couleur de dattes tirs gencives Sidi El Arafi ne nageait certes pas dans lopulence Les matelas reposaient sur une natte de jonc La natte dun jaune brun ne rsisterait pas longtemps encore la dcrpitude Les couvertures de cretonne trs propres souffraient de vieillesse Il y avait une tagre au mur Au-dessus trnait solitaire un sucrier en fer-blanc peint en rouge orn de dessins lencre dor moiti effacs La djellaba de Sidi El Arafi pendait la tte du lit Sidi El Arafi demanda sa femme de lui apporter son panier Ma mre Lalla Acha et moi restions silencieux Il allait se passer quelque vnement dimportance Je le sentais Une vague dinquitude me submergea Je frmissais aussi de curiosit Javais vaguement peur Je mattendais voir surgir un monstre hideux peut-tre un nuage de fume qui se serait transform sous nos yeux en un dmon prt satisfaire nos moindres caprices Le panier de Sidi El Arafi rappelait ma Bote Merveilles Il connaissait le secret Bien sr tout le monde disait quil tait trs savant Un vrai savant doit ncessairement possder une bote merveilles Je comprenais maintenant Malgr sa ccit il tait gai et de caractre paisible Il ne voyait pas le soleil les fleurs et les oiseaux mais sa nuit sanimait parfois de la joie des personnages que chaque objet de son panier pouvait voquer Je tendis moi aussi la main pour toucher les menus objets Un regard de ma mre arrta mon geste Sidi El Arafi rcita voix basse une longue prire La main les doigts carts planait sur le contenu du panier comme un oiseau qui sapprte se poser dans son nid Il sarrta et sadressant nous il dit - Ne vous attendez pas ce que je vous dvoile lavenir Lavenir appartient Dieu lomnipotent Ces coquillages et ces amulettes maident sentir vos peines vous rapprochent de mon cur Quand je vous parlerai cest mon cur que vous entendrez Sidi Mohammed nest-ce pas l le nom de lenfant qui vous accompagne - Oui rpondit ma mre dune voix timide Le voyant reprit - Sidi Mohammed sait que cest vrai ce que je vous dis Un enfant pur fait partie encore des lgions Je suivis la lettre ce quil mordonna de faire Une boule de verre de la grosseur dun uf se logea dans le creux de ma main Elle tait agrable au toucher et dune couleur aquatique Je la regardai avant
82 Les doigts de Sidi El Arafi caressrent longtemps la boule de verre Il ne disait rien Sa figure devint grave Il parla enfin lentement dtachant chaque syllabe - coute enfant de bon augure et souviens-toi Le diamant sappelle dans le langage des connaisseurs lorphelin le solitaire parce quil est rare et quaucune autre pierre ne peut rivaliser avec lui en duret et en beaut Chaque homme peut sappeler comme le diamant lorphelin ou le solitaire Dsormais ne sois plus triste Si les hommes tabandonnent regarde en dedans de toi Me comprends-tu bien fils Que de merveilles que de merveilles recle ton cur Quand tu oublies de contempler tes trsors ta sant en souffre et tu deviens dbile Regarde la boule que tu viens de me remettre A lintrieur de cette masse transparente il y a limage du soleil L elle est labri de toute souillure l elle est inaccessible tout ce qui nest pas lumire Sois comme cette image tu triompheras de tous les obstacles Dieu te bnisse mon enfant Dieu te bnisse Approche ton front de mes lvres Il membrassa sur le front Ensuite nous rcitmes haute voix tous les deux une courte prire Lmotion mtranglait Mes yeux se remplirent de larmes Je nageais dans la pure flicit remplit deau un bol en terre poreuse et sclipsa Le voyant sessuya la bouche avec une petite serviette ponge quil roula ensuite en boule et mit sous lun de ses genoux Enfin il sadressa aux deux femmes - Dieu vous a envoyes vers moi parce que vous avez le cur bless Je ne suis quun humble esclave mais le Seigneur ma choisi pour aider mes frres et soulager leurs maux Que lune de vous rpte le geste de cet enfant bni et plonge la main dans le panier Lalla Acha soupira tout en allongeant le bras vers le panier Elle saisit un minuscule coquillage Elle le remit Sidi El Arafi et soupira de nouveau batitude Sidi El Arafi le passa dune main dans lautre le caressa lapprocha de ses lvres avec dvotion Il parla - Comment tappelles-tu femme au cur gnreux - Acha cheikh - La femme prfre du Prophte se nommait ainsi Je peux te conseiller de bannir toute tristesse de ton visage mais tu as tant souffert et tu souffres encore beaucoup alors tu ne prteras quune oreille distraite mes propos La blessure semble profonde pourtant la gurison est proche Sais-tu femme que toute peine annonce une joie que toute mort prcde une rsurrection que toute solitude fait place des flots de tendresse Nous navons pas nous rvolter nous navons pas demander des comptes au destin Sur cette terre nous subissons des lois que nous ne sommes pas en mesure de comprendre Acceptons ce que Dieu nous envoie La tempte emporta le pauvre nid dans ses tourbillons mais avec laide de Dieu le nid sera de nouveau reconstruit Il y aura de nouveau un printemps et des fleurs sur les branches des amandiers Lalla Aicha poussa un gmissement et se mit pleurer Ma mre sortit son mouchoir pour sessuyer les yeux Moi je me sentais heureux et dlivr Les paroles de Sidi El Arafi avaient trouv un terrain fertile Leurs racines plongeaient dans le sang de mes veines Jentendis murmurer Sidi El Arafi pour lui-mme cette trange chanson
83 Au rythme nonchalant des jours Au rythme lent des nuits Le chapelet des lunes neuves Dnombre les saisons Il sadressa de nouveau aux deux femmes - Les larmes produisent leffet dune rose bienfaisante Si la rose est trop abondante les fleurs se fl- trissent et meurent Cessez vos pleurs et rcitons ensemble la fatiha En chur nous rptmes dans un bourdonnement Au nom du Dieu clment et misricordieux Louange Dieu Matre de lUnivers Le clment le misricordieux Souverain au jour de la rtribution Cest toi que nous adorons cest toi dont nous implorons le secours Dirige-nous dans le sentier droit Dans le sentier de ceux que tu as combls de tes bienfaits Non pas de ceux qui ont encouru ta colre ni de ceux qui sgarent Amine Aprs un moment de silence ma mre tendit son bras dans un geste timide vers le panier Elle remit Sidi El Arafi le produit de sa pche Ctait une perle noire dessins multicolores Le voyant sourit et demanda ma mre son nom - Zoubida rpondit-elle - Il y a longtemps ma sur jai perdu mes yeux Ma douleur stait rpandue en nappes tides sur Du soleil et de leau Seigneur Du soleil et de leau Seigneur Le Seigneur a cout ma plainte La terre est redevenue cendre et maternelle Je suis all sur la colline rchauffer mes os Jai tremp mes membres dans les sources claires Mon gosier rafrachi a retrouv les accents oublis 0 ma sur garde-toi de ne voir que malheur l o sexprime la volont de Dieu Les la pareille Si El Arafi termina par cette sourate Dis Dieu est un
84 Cest le Dieu qui tous les tres sadressent dans leurs besoins Il na point enfant et na point t enfant II na point dgal en qui que ce soit Tout le monde se replongea de nouveau dans un silence mditatif M par je ne sais quel sentiment je me prcipitai brusquement sur la main de Sidi El Arafi et je lembrassai Ce fut la fin de la sance Les deux femmes ajustrent leurs voiles Elles se levrent pniblement arrangrent leurs haks A tour de rle elles se penchrent sur Sidi El Arafi pour lui baiser lpaule et lui glisser discrtement dans le creux de la main une modeste pice dargent Nous quittmes la chambre accompagns jusqu la porte par les vux de Sidi El Arafi Dans la rue je me sentis allg dun grand poids Le monde soffrait mon regard dans sa propret originelle Le soleil jouait sur les vieux murs sur les talages des boutiques sur les turbans et les djellabas avec allgresse Les prdictions de Sidi El Arafi me disais-je se raliseront Mais quelles prdictions Il a parl en termes si voils Ai-je bien saisi le sens des mots Je comprenais tout en prsence de cet homme Il ntait plus l mais il me restait une sensation de libert que je ne connaissais pas jusqualors Ses paroles que javais bues avec avidit staient transformes dans mes entrailles en pure musique La fatigue ne pesait plus sur mes paules Je me mis danser Ma mre et Lalla Aicha ne me voyaient plus Elles marchaient cte cte plonges dans leurs rflexions - Quas-tu Tu es blanc comme un linge Quest-ce qui peut teffrayer Parle donc Je persistai dans mon mutisme et me serrai davantage contre ma mre Lalla Acha intervint - Qua-t-il donc Peut-tre souffre-t-il de maux de ventre - Il ne veut rien me dire Il tremble comme une feuille Parle tte de mule Je quittai les plis du hak et je respirai profondment Je dis enfin - Jai eu peur - De qui as-tu eu peur - Jai vu passer le fqih mon matre Il a tourn gauche il est parti par la petite rue Il aurait pu me voir - Quest-ce que cela pouvait faire sil tavait vu Nes-tu pas malade Nes-tu pas accompagn de ta mre Un enfant quaccompagne sa mre ne peut pas tre accus de vagabondage - Oui rpondis-je mais un enfant malade ne se promne pas dans la rue mme accompagn de sa mre - Si nous avions rencontr le fqih je lui aurais expliqu que je tavais amen voir un mdecin - Simple excuse aurait-il pens et mon retour au Msid il maurait fait payer cher ma promenade
85 Ma mre soupira et dit ladresse de Lalla Acha - On ne peut plus faire entendre raison cet enfant il discute comme un homme - Dieu le bnisse rpondit notre amie Nous cheminmes en silence Au pont de Bin Lamdoun un marchand de grenades stait install pur terre et avait ouvert son couffin Les grenades ne devaient pas tre mres Lcorce en tait encore verte Je me plantai devant lui Ma mre comprit vite mon attitude Elle me cria dassez loin - Tu peux prendre racine cet endroit tu nauras pus de grenades Elles sont encore vertes Je ne tiens las te soigner si tu attrapes des maux dyeux - Jen veux une seule pour goter - Tu nen auras pas un grain Allons viens Elle me saisit par le bras et mentrana malgr ma rsistance Je me mis pleurnicher Mes reniflements durrent un assez long moment Sans raison mon chagrin svanouit Je messuyai les yeux dans les manches de ma djellaba Le spectacle de la rue mabsorba Ce que je voyais suscitait en moi des rflexions que jexprimais haute voix Je jacassai sans interruption jusqu la maison Ma mre ne souffla mot nos voisines de la visite que nous avions faite Sidi El Arafi Nous habitions avec une chouafa Normalement ma mre aurait du la consulter en premier lieu Mais elle navait aucune confiance en ses talents Jtais tacitement de son avis Les pratiques de Kanza la principale locataire relevaient du domaine dmoniaque Elles taient compliques exigeaient une mise en scne entranaient de multiples dpenses Nous ntions pas assez riches pour nous permettre de gaspiller de largent nous procurer des parfums agrables aux narines des djinns Ajoutez toutes ces considrations la mfiance de ma mre la peur de voir ses pauvres secrets divulgus Personne dans la maison nignorait notre situation ma mre pourtant simaginait le contraire Elle raconta que nous nous tions rendus avec Lalla Acha dans un quartier loign de la ville elle ne pouvait pas ne rien raconter mais elle vita toute indiscrtion en prtendant que nous tions partis faire un plerinage aux sanctuaires de la ville Ma sant lexigeait Les remdes humains restent inefficaces sils ne sont pas sanctifis par les effluves spirituels des hommes de Dieu Le lendemain de notre sortie avec Lalla Aicha ma mre me fit part de son intention de me garder la maison durant toute labsence de mon pre Elle invoqua deux solides raisons La premire je ntais plus quun paquet dos et mon teint rappelait lcorce de grenade la seconde ma mre se sentait de plus en plus seule ma prsence lui faisait oublier ses malheurs Autant pour se distraire que pour attendrir les saints de la ville sur notre sort ma mre dcida de des pouvoirs Chaque santon a son jour de visite particulier le lundi pour Sidi Ahmed ben Yahia le mardi pour Sidi Ali Diab le mercredi pour Sidi Ali Boughaleb etc Tout cela je le savais tout le monde le savait Nous trouvions simple naturel harmonieux parfaitement sage ce que nos anctres avaient tabli Personne ne se serait avis den rire Les jours avaient un sens Pour moi ils possdaient mme avec le jaune rutilant du vendredi la pleur du samedi annonait le vert triomphant du dimanche Je navais jamais entretenu personne de ces dcouvertes Si javais t femme si javais t riche jaurais port chaque jour une robe de la couleur qui convenait Ma vie en aurait t plus belle plus quilibre plus heureuse Mais je ntais pas femme et nous ntions gure riches surtout depuis le dpart de mon
86 pre Ma mre faisait une cuisine maigre mlai de la farine dorge au pain de froment Elle riait moins ne racontait plus dhistoires Il nous restait les longues promenades que nous faisions pour nous rendre aux divers sanctuaires deux ou trois fois par semaine Nous formulions les mmes plaintes demandions la ralisation des mmes vux Nous versions toujours les mmes larmes indigentes et nous repartions vers notre demeure Ces visites me fatiguaient Je ne pouvais pas refuser dy participer La prsence dun enfant rendait les hommes de Dieu plus attentifs et plus favorables laffirmative Kanza la chouafa appela ma mre - Zoubida Zoubida Quelquun vous demande Ma mre avait naturellement tout entendu dj Elle avait pli Elle restait au centre de la pice une main sur la poitrine sans prononcer un mot Qui mon pre nous avait laisse avant son dpart avait fondu Les quelques francs qui nous restaient taient destins lachat de charbon Enfin ma mre rpondit dune voix qui tremblait lgrement - Si quelquun dsire voir mon mari dis-lui je te prie quil est absent Kanza fit la commission haute voix linconnu qui attendait derrire la porte de la maison Un vague murmure lui fit cho Kanza pleine de bonne volont nous le traduisit en ces termes Zoubida Cet homme vient de la campagne il tapporte des nouvelles du maalem Abdeslem Il dit quil a quelque chose te remettre Ma mre reprit courage Un sourire illumina sa face - Cest exactement ce que je pensais dit-elle en se prcipitant vers lescalier Elle descendit les marches toute allure Pour la premire fois de ma vie je la voyais courir Je la suivis Je ne pouvais pas esprer la gagner de vitesse Quand jarrivai dans le couloir dentre ma mre discutait dj par lentrebillement de la porte avec un personnage invisible Lombre disait dune voix rude - Il va bien il travaille beaucoup et met tout son argent de ct Il vous dit de ne pas vous inquiter son sujet Il ma donn ceci pour vous Je ne voyais pas ce quil remettait ma mre par la fente de la porte Ma mre retroussa le bas de sa robe et serra prcieusement dans ses plis le trsor que lui remettait linconnu - Il y a encore ceci dit la voix Cest tout Je quitte la ville demain matin je verrai le maalem Abdeslem ds mon arrive au douar Que dois-je lui dire de ta part - Dis-lui que Sidi Mohammed va beaucoup mieux - Louange Dieu Sa sant linquitait beaucoup Je men vais restez en paix - La paix taccompagne messager de bon augure La porte se ferma Ma mre traversa le patio et monta prcipitamment lescalier Dj les questions fusaient de toutes les chambres Rahma se pencha la fentre Kanza qui lavait prs du puits lcha ses seaux et son savon Fatma Bziouya abandonna son rouet toutes interrogeaient
87 la fois ma mre sur la sant de mon pre sur son nouveau travail sur lendroit o il se trouvait Mais ma mre rpondait par des mots vagues suivis dun cortge de formules de politesse La curiosit de nos voisines se montrait tenace Elles dsiraient toutes savoir ce que mon pre nous avait envoy Je sentais que ma mre tenait les faire languir Quand jarrivai dans notre chambre je trouvai poss sur la petite table ronde une douzaine dufs un pot de terre brch plein de beurre et une bouteille dhuile dun brun sombre Je regardai ma mre elle rayonnait de joie Ses yeux taient remplis de larmes - Regarde me dit-elle ce que ton pre nous a envoy Il ne nous a pas oublis Il est loin mais il veille sur nous Il nous a mme fait parvenir de largent Regarde regarde Elle ouvrit la main Je vis trois pices dargent jeter leurs reflets de clair de lune Ce monologue fut murmur mi-voix mais les oreilles qui guettaient cet instant surprirent le mot argent Le mot magique voyagea dune bouche lautre Nos voisines demi satisfaites reprirent leur ouvrage Elles savaient fort bien que ma mre ne leur cacherait pas longtemps sa bonne fortune Moi je pensais surtout notre promenade qui paraissait trs compromise Je ne la regrettais pas La gat de ma mre me gagna Tout se mit chanter en moi et autour de moi Nous sommes riches Nous sommes riches rptais-je pour moi-mme Une semaine auparavant je nosais mme pas penser ltendue de notre pauvret La misre habitait nos murs suintait du plafond imprgnait de son odeur jusqu notre linge Le messager invisible a surgi ce matin dans notre existence il a balay nos craintes nos apprhensions nos inquitudes Nous pouvions ma mre et moi faire confiance notre bonne toile et patienter - Sidi Mohammed va jouer sur la terrasse si cela te fait plaisir me dit ma mre aujourdhui jai trop faire pour te conduire sur la tombe de Sidi Ali Mzali Nous irons sil plat Dieu la semaine prochaine ou lune des semaines venir Je navais nulle envie de monter sur la terrasse Le soleil dun blanc mtallique la transformait en ghenne Je me penchai notre fentre Kanza lavait toujours prs du puits Le chat de Zineb terrass par la chaleur dormait dans un coin du patio tendu de tout son long Jentendis ma mre parler Fatma Bziouya sur le palier Fatma la remerciait faisait des vux pour notre prosprit Le dialogue avec Rahma que ma mre alla trouver dans sa chambre dura plus longtemps Ce fut enfin le tour de la chouafa Elle senferma avec ma mre dans la grande pice de rception Leur conversation se termina tard dans la matine Sur la table ronde il ne restait plus que six ufs Ma mre avait partag quitablement avec nos voisines Jadorais les ufs leur vue me faisait saliver abondamment Avant de prparer le repas ma mre monta sur la terrasse Je lentendis bavarder avec la ngresse qui habitait une maison mitoyenne Le soir tout le quartier savait quun messager tait venu dune lointaine campagne charg de richesses diverses qui nous taient destines Lalla Acha arriva limproviste Je ne men tonnai pas Sa prsence tait pour moi lie toutes les Ma mre se hta de mettre la table Elle sacrifia les six ufs Nous les mangemes brouills Durant le repas elle raconta en dtail lvnement du jour Elle dcrivit le physique de lenvoy de mon pre elle lavait peine aperu dans lombre parla de sa surprise de ses apprhensions remercia Dieu de ses dons et le pria avec ferveur de veiller sur ses humbles serviteurs dont nous tions les plus humbles - Et toi demanda-t-elle Lalla Aicha comment vont tes affaires
88 - Louange Dieu Louange Dieu Viens demain me voir je te rserve une surprise - Se peut-il que ton mari soit revenu la raison - Il en prend le chemin et paie cher les souffrances quil ma infliges Mais viens demain matin tu en sauras bien plus long Maintenant il faut que je te quitte Je suis passe juste pour te demander de venir demain Lalla Acha se leva senveloppa dans son hak et se dirigea vers lescalier
89 Chapitre XI A grands coups de torchons Lalla Acha chassait les mouches Elle les gourmandait comme des enfants terribles Elle saperut de notre prsence au seuil de la chambre Son bras resta suspendu un sourire claira son visage patience Parle un peu Zoubida ne reste pas muette coin de la place lautre agitant un immense chiffon en guise dtendard Les mouches il est vrai la guerre prenaient leur vol tournoyaient un moment aux environs du plafond et piquaient droit sur le lit ou sur un matelas Lalla Aicha abandonna la lutte Elle sclipsa une seconde pour aller dans sa cuisine chercher la bouilloire entamrent une vraie conversation je veux dire un dialogue Il commena comme tous les dialogues de femmes par des questions sur leur sant mutuelle Elles staient vues la veille Elles lavaient chang les mmes questions et les mmes rponses Pas tout fait pour tre exact Lalla Acha avait eu du mal dormir au dbut de la nuit mais elle stait vite aperue que cela provenait seulement de la duret du matelas Elle changea de lit dormit comme une pierre - Est-ce que les pierres dorment gt demandais-je dun air faussement innocent - Tais-toi me dit ma mre ou bien pose des questions raisonnables Cet incident rappela ma mre lhistoire de Zineb la fille de notre voisine Elle avait laiss tomber une pierre sur son gros doigt de pied le pied droit prcisa ma mre - Allah Cela sest-il pass longtemps aprs mon dpart demanda Lalla Acha manifestant des signes dinquitude
90 - Non rpondit ma mre cela sest pass il y a deux ans je me souviens de ce jour comme si ctaie hier Je hachais de la mauve sur la terrasse quand je lentendis crier Juste ce moment un cri de bb remplit la maison Ma mre carquilla les yeux interloque Nous - Louange Dieu Louange Dieu Le rire est un bienfait de Dieu pronona une voix dhomme Je me retournai pour voir le visiteur qui osait entrer ainsi dans une pice o bavardaient deux femmes qui ntaient ni ses pouses ni ses parentes Une femme se tenait dans lencadrement de la porte Avais- je bien entendu Je regardai tour tour ma mre et Lalla Acha mais aucune ne partageait mon tonnement - Sois la bienvenue Salama dit Lalla Acha Ma mre posait dj des questions la nouvelle venue sur sa sant la sant de ses amis et de ses enfants Elle navait pas denfants comme je lappris plus tard Salama tait marieuse professionnelle Lalla Acha se tourna vers ma mre - Cest la surprise que je tavais rserve lui dit-elle - Mais quelle agrable surprise Il y a si longtemps que je nai pas eu la joie de rencontrer Salama La -Aujourdhui Salama a des choses nous raconter as-tu devin de quoi il sagit - Non vraiment je ne sais pas Je connaissais bien ma mre Ses yeux ne disaient pas entirement la vrit Salama ne daigna pas jeter un regard sur ma modeste personne Je devais lui paratre ridiculement petit ridiculement chtif Salama appartenait cette race disparue qui a donn naissance la lgende des gants Elle avana dun pas majestueux vers le grand divan sinstalla la place dhonneur Le buste droit les mains plat sur ses genoux elle resta muette statique comme un bloc de granit Pas un muscle de son visage ne bougeait ses yeux seuls se posaient avec lenteur sur chaque objet Jen avais vaguement peur Elle mattirait la fois et me mettait mal laise Pelotonn contre un coussin plus compte si ma mre et Lalla Aicha se taisaient ou bavardaient comme de coutume Elle ferma les yeux les rouvrit et de sa voix dhomme dclara quaprs le th elle aurait tout le temps dentretenir ses petites surs des vnements qui se prparaient Elle ajouta - Je peux vous affirmer que de grands vnements se prparent Un petit rire drle dune folle gat chappa Lalla Aicha Ce rire tait si jeune si frais si printanier que Lalla Acha rougit de confusion Elle se leva en hte alla chercher le sucre et la menthe Ma mre se lana dans le rcit de ses souvenirs sur les mariages auxquels elle avait assist Le th fut prpar en un temps record Lalla Acha servit tout le monde Elle me tendit mon verre avec au fond deux doigts de th Je protestai Je rclamai un verre bien rempli comme jen avais chez nous Ma mre frona les sourcils se mordit la lvre infrieure pour me signifier sa dsapprobation Salama remarqua enfin ma prsence Elle sourit De larges dents jaunes mais solidement plantes illuminrent son visage
91 - Donnez du th ce jeune homme moi je vais lui offrir un gteau Elle fouilla dans la poche de son caftan en tira un mouchoir brod Il contenait deux sabls et une corne de gazelle Jeus la corne de gazelle et les femmes se partagrent les sabls Aprs un nouveau silence Lalla Acha et ma mre dvores de curiosit demandrent dune seule voix - Raconte Salama ne nous fais pas languir Raconte - Oui je ferais bien de commencer Aurez-vous la patience de mcouter jusquau bout - Raconte Salam a Raconte rclamrent avec avidit les deux femmes - Je connais vos deux curs ils sont nobles et ouverts la compassion Lalla Acha jai t trs fautive envers toi pourras-tu jamais me pardonner Lalla Acha fit de la main un geste de protestation Elle poussa un long soupir Ma mre son tour poussa un profond soupir Avant de reprendre son rcit Salama soupira aussi Je ne pouvais pas ne pas faire comme tout le monde une plainte expira sur mes lvres Personne ne le remarqua Salama parlait dj - Dieu a voulu et toute chose est voulue par Lui que je fusse lintermdiaire dans ce mariage qui nous a tous rendus malheureux Toi Lalla Aicha parce que tu as perdu momentanment laffection de ton poux Lalla Zoubida a souffert parce quune longue amiti vous lie Sidi Larbi sest aperu assez vite quil stait inutilement compliqu lexistence quant la fille du coiffeur de jeune fille elle sera bientt femme divorce Elle aura toutes les difficults trouver un mari Ainsi sexprime la volont de notre Crateur Il nous a mis sur cette terre pour souffrir et pour adorer Tout le monde soupira de nouveau et Salama poursuivit - Tout commena le jour o Kebira la fille de mon vnr matre Moulay Abdeslem me chargea de lui acheter du henn Jtais peine arrive au souk des pices que quelquun me toucha discrtement lpaule Je me retournai Moulay Larbi se tenait devant moi souriant et affable comme lordinaire Nous changemes les salutations dusage Nous parlmes longuement du mauvais temps qui avait svi si vous vous en souvenez bien un mois durant Je lui demandai de tes nouvelles Lalla Acha - Elle va bien me dit-il Il baissa ensuite les yeux et prit une attitude rsigne - Quas-tu Moulay Larbi Me cacherais-tu quelque chose de grave sur les gens de ta maison - Non rpondit Moulay Larbi je ne te cache rien mais tu las devin je suis bien tourment Si tu le voulais tu pourrais maider calmer mon me Comme vous le pensez jtais de plus en plus intrigue Un ne charg de sacs de sucre passa entre nous deux nous spara Je me plaquai contre le mur et fis signe Moulay Larbi de me rejoindre Il changea quelques insultes avec un passant qui lavait bouscul et vint finalement tout prs de moi pour mentretenir de ce qui le proccupait - Oui me dit-il tu pourrais maider Ma situation prospre de jour en jour Je gagne largement de quoi faire vivre une famille et mme plusieurs mnages La grande douleur de ma vie cest de navoir pas denfant Bien sr jestime et je respecte Lalla Aicha mon pouse actuelle cette estime et ce respect je les crois partags mais je ne peux envisager avec srnit lavenir tant que je nai pas dhritier Je linterrompis pour lui conseiller de voir un mdecin
92 - Ne minterromps pas Salama me dit-il je ne crois ni aux mdecins ni aux remdes Dans mon cas il ny a quun seul remde et si tu voulais tu pourrais maider me le procurer Jouvris de grands yeux et fis celle qui ne comprenait pas - Le remde poursuivit Moulay Larbi consiste me trouver une seconde pouse - Je ne peux faire cela Moulay Larbi jaime trop Lalla Acha pour tre lorigine de son chagrin - Lalla Aicha naura pas de chagrin elle souhaite me voir pre dun enfant Pourtant je te demanderais de tenir secrte notre conversation Il ne serait pas convenable de la mettre au courant dun vnement dont les consquences pourraient blesser son amour-propre Avant que jaie pu rpondre son argument il me glissa entre les doigts une pice dargent toute neuve Il sen alla en nie recommandant de bien rflchir cette affaire et de passer le voir son atelier dans le courant de la semaine Quelques jours plus tard je passai prs de latelier Le rcit de Salama me passionnait mais un pressant besoin mobligea linterrompre pour demander ma mre si je pouvais descendre au rez-de-chausse me soulager Quelquun toussa lintrieur Il fallait patienter Je me mis pleurer haute voix Je dansais dun pied sur lautre tout en clamant mon mal La porte souvrit brusquement Je ne pris mme pas le temps de regarder le visage de loccupant et je menfermai dans le petit rduit Je ne tardai pas le quitter le visage rjoui heureux la pense daller couter la suite de lhistoire passionnante de Moulay Larbi Je mettais le pied sur la premire marche de lescalier quand une femme minterpella dune voix pleine de colre - Enfant mal lev ne peux-tu fermer la porte des cabinets aprs usage Va la fermer Ici tu nes pas Je baissai le nez Jallai dun air guind fermer la porte Ce fut avec un air tout aussi guind que je me permis de rpondre cette femme calamiteuse - Ici je ne suis pas un invit je suis le fils de Lalla Zoubida lamie de Lalla Acha Lalla Acha ne serait pas contente si je lui disais que tu mas appel enfant mal lev - Tu es un enfant mal lev va le lui dire garon impoli Chtif morveux Crois-tu que ta Lalla Aicha va me faire trancher la tte Si tu continues me regarder de cette faon je vais prendre mes ciseaux et je te couperai les oreilles Je poussai un hurlement - Maman Lalla Acha Cette femme veut me couper les oreilles Oh mes oreilles mes oreilles Lalla Aicha stait penche la fentre - Quy a-t-il Quy a-t-il La femme du rez-de-chausse essaya de lui expliquer la situation mais je criais si fort que sa phrase ne parvenait pas jusqu ltage Elle me faisait des signes de la main pour minviter me taire Je continuai brailler trpigner La tte de ma mre surgit ct de celle de Lalla Aicha Toutes les deux demandaient des explications Des voisines taient sorties de leur pice pour venir en aide mon ennemie
93 La voix de Salama calma tout le monde - Ce nest quun enfant dit-elle personne ne doit lui tenir rigueur dun oubli ou dune maladresse Il ne serait pas raisonnable quune dispute clatt cause dune gaminerie Sidi Mohammed finis de pleurer et monte vite jai trouv encore dans ma poche une corne de gazelle qui te fera srement plaisir Je messuyai le visage dans le bas de ma djellaba Je montai firement lescalier Les femmes avaient repris leurs besognes La maison retrouva son silence A mon entre dans la chambre de Lalla Acha ma mre ne put se retenir de me lancer un regard qui en disait long Je redoutais ce regard plus que tour au monde Il me foudroyait me rduisait nant Lalla Acha sactivait prparer de nouveau du th Nich entre deux coussins je tchais de me faire oublier Je me tenais les yeux baisss Jentendis ma mre qui disait sadressant Salama - Quavait-elle cette viande tait-elle rellement trop maigre ou bien pas assez frache pas de satisfaire toutes ses fantaisies puis je vous liai dj dit cette fille est folle Depuis quand a-t-on vu la fille dun coiffeur exiger de son mari lachat dune paire de bracelets dor Rclamer de largent en espces pour se payer des futilits Organiser des ths pour ses soi-disant amies Jouer du tam-tam tout propos Lalla Acha risqua une question - Mais ne travaillait-elle pas Na-t-elle jamais appris un mtier Elle brode des empeignes de babouches Moulay Larbi lui confia un travail ou deux mais son ouvrage tranait longtemps sur le mtier il tait mal excut et elle en voulait toujours le double du prix normal pratiqu par les autres brodeuses Moulay Larbi cessa de la faire travailler Elle laccusa alors davoir des relations incorrectes avec des femmes dans des quartiers loigns Sous prtexte sans doute de leur confier des empeignes il en profitait pour avoir avec elles des conversations indignes dun Croyant Tout ceci serait sans consquence si sa mre ne se mlait pas chaque instant des affaires du mnage Elle vient trois ou quatre fois par semaine renifler chaque objet donner des conseils manifester son m- contentement propos de ceci ou de cela inciter sa fille se montrer plus exigeante flatter son orgueil en lui rptant quelle est bien trop jolie pour un vieux barbon qui sent la sueur et le cuir et qui se montre incapable de gter sa jeune pouse comme elle le mrite Le pauvre Moulay Larbi subit naturellement les rpercussions de ces mauvais conseils Ah Il est bien plaindre Moulay Larbi Il na rencontr dans ce mariage que tristesse et peine Il vient rarement te voir Lalla Acha parce quil a conscience davoir commis une faute grave ton gard Il na pas oubli ce que tu as fait pour lui Ni sa mre ni sa sur ne lui auraient port secours dans ladversit comme toi tu las fait si gnreusement Mais les hommes sont des tres faibles Depuis que sa situation stait trouve amliore il navait plus quun rve celui davoir une jeune pouse pour gayer sa vie de travail et de lutte Notre poque devient de plus en plus trange Les jeunes
94 filles daujourdhui ne sont plus celles dhier Elles manquent de rserve ignorent la pudeur font fi de leur dignit pour obtenir une satisfaction passagre Elles prfrent pouser des jeunes gens sans cervelle quelles gouvernent leur guise Moulay Larbi est un homme il lui faut donc une femme sa mesure Cette femme cest toi Lalla Aicha Son erreur a t de loublier momentanment Tous les regards se dirigrent vers la porte Nous venions dentendre un toussotement discret - Qui est l dit Lalla Aicha - Un proche - Cest toi Zhor Entre donc Zhor montra son petit visage trs maquill - Puis-je avoir un brin de menthe - Voici de la menthe mais prends le temps de boire avec nous une gorge de th - Merci je vais en faire mon mari ne va pas tarder arriver - Il nest pas encore l alors reste avec nous jusqu son arrive Zhor se dcida franchir la porte Elle clatait de jeunesse et de fracheur Elle portait des vtements de couleurs voyantes Elle avana petits pas tendit la main ma mre porta son index ses lvres retendit la main Salama refit le mme geste Je dsirais quelle sasst prs de moi Mon vu fut combl Elle sassit mon ct Sa petite main me caressa la joue Aprs les questions et les rponses habituelles relatives la sant des unes et des autres Zhor entra largement Fire de devenir le point de mire de tous les regards elle se lana dans un brillant monologue quotidiennement Moulay Larbi auprs de sa jeune pouse Dailleurs cette fille est folle ou possde Pour un rien elle menace son entourage de tout casser dans la maison monte sur la terrasse dans lintention de se jeter dans la rue par-dessus le mur Je tiens mes renseignements de source sre Ainsi mardi dernier elle demanda son mari de lui acheter pour le soir mme un foulard brod longues franges Moulay Larbi revint deux heures plus tard avec un splendide foulard grenat dessins multicolores La fille du coiffeur le regarda peine le prit entre le pouce et lindex le jeta dans la cour de la maison avec une grimace de dgot - Pour qui me prends-tu dit-elle son mari Pour une fille de la campagne Comment as-tu os moffrir un foulard de couleurs aussi vulgaires Certes tu ne dois pas lavoir pay bien cher Sache que lorsquun vieux barbu comme toi prend comme pouse une fille qui pourrait tre sa fille il doit cder tous ses caprices et ne lui offrir que ce qui cote le plus cher Je te fais don de ma jeunesse et de ma beaut et en change tu mapportes un foulard tout juste assez joli pour coiffer une tte de ngresse Moulay Larbi trs en colre se mit linsulter trs violemment La fille du coiffeur se saisit dun
95 verre le cassa sur le rebord de la fentre et avec le morceau aigu qui lui restait dans la main elle tenta de se couper la gorge Moulay Larbi se prcipita pour arrter son geste Elle se mit pousser des hurlements prendre tmoins les voisins prtendant que son mari la battait que sa situation devenait intolrable quelle navait jamais assez manger et quelle devait se contenter de vtements rapics tant lavarice de son mari tait grande Salama avoua quelle ntait pas au courant de cette scne - Qui ta racont cela ma petite sur - Des gens A Fs personne nignore rien sur personne Je sais aussi que la fille du coiffeur est particuli- rement paresseuse Elle ne quitte pas ses couvertures avant la prire de Louli Lorsque Moulay Larbi passe la nuit auprs delle le matin il part sans djeuner sans mme boire un verre de th Souvent viande et lgumes attendent jusquau soir que Lalla fille du coiffeur se dcide les faire cuire Moulay Larbi ne supportera pas longtemps une telle vie Dj il lui arrive de dormir dans son atelier plutt que de rejoindre sa jeune femme Il a trop de pudeur pour parler de tout cela Lalla Aicha qui le reoit comme il convient trs froidement depuis son mariage Un murmure sleva parmi les auditrices Ma mre tenta de dire quelque chose puis se ravisa soupira se replongea dans son silence Tout le monde soupira avec conviction Zhor navait plus rien dire Soudain toutes se mirent parler la fois Elles parlaient de la fille du coiffeur du coiffeur lui-mme de sa femme de feue sa mre que ses os aillent entretenir les flammes de lEnfer Elles se rappelrent maintes histoires arrives dans cette famille qui ne staient pas toujours termines lavantage de ses membres A les entendre le coiffeur sa mre sa femme et sa fille reprsentaient le rebut de la socit leur mort les chiens mme ne voudraient pas de leurs charognes Ctaient peine des tres humains et presque pas des Musulmans Sur toute la surface de la terre il ny avait pas de peuple plus gnreux plus franc plus pudique que le peuple du Prophte que le salut et les bndictions les plus choisies soient sur lui Des individus pareils navaient pas de place dans une aussi noble communaut Dautre part ni les Chrtiens ni les Juifs nen voudraient Le ton de cette diatribe stait fort lev La voix de Salama roulait comme le tonnerre celles des autres femmes imitaient tantt le bruit dune chute deau tantt le dplacement des feuilles sches par un vent de fin dautomne Ce quelles disaient glissait sans laisser de trace dans mon esprit Je ne comprenais pas le sens de tous les mots Il mimportait peu de comprendre Jtais attentif la seule musique des syllabes Jcoutais si intensment que joubliai le verre de th que je tenais la main Mes doigts se relchrent Le th se r- pandit sur mes genoux Livresse verbale prit fin brusquement Tout le monde me regarda dans un silence terrifiant La surprise et la fureur brillaient dans tous les yeux braqus sur moi En vain je cherchai dans
96 Chapitre XII Ce jour-l ds le matin flottait dans lair un lment nouveau qui chavirait les curs Mme Lalla mes oreilles Ces mots me rappelaient des objets neufs et prcieux qui auraient sommeill longtemps sous un matelas de poussire Ils slevaient libres dans le ciel blanc de lt secouant allgrement des ailes o sattachaient encore de minuscules et persistantes toiles daraignes Longtemps je rptai dans une sorte de batitude il de gazelle lvre de rose Je trouvais jolis ces mots qui pour moi navaient aucun sens Je ne savais pas comment tait fait un il de gazelle ni mme une gazelle tout entire Lvre de rose voquait une image plus accessible mon imagination Dailleurs je finis vite par admettre quune chanson navait pas besoin davoir un sens Je me promis de composer plus tard des chansons Cela ne me paraissait pas difficile Le vocabulaire men tait dj familier Je parlerais de la nuit de fronts couleur de lune de dents pareilles des perles enfiles sur un brin de soie de lvres de rose ou de corail Il tait toujours question aussi dun nom de femme Lequel choisirais-je Je cherchai un long moment Acha se concrtisait vite en une femme grosse et babillarde Lalla Acha lamie de ma mre Rahma habitait avec nous Son prnom ne pouvait minspirer Zoubida cest ma mre Il ntait peut-tre pas trs correct de mettre le nom de sa propre mre dans une chanson Zineb me faisait trop de misres Fatma Je la voyais de ma place ptrir son pain au milieu de sa chambre Personne ne peur chanter le nom dune femme qui genoux mme le sol ptrit la pte dans un plat de poterie Peut-tre choisirais-je Zhor ou Khadija Plutt Zhor Doux souvenir Visage fard bouche souriante Mes joues senflamment au souvenir de la caresse de ta main Zhor qui en savait si long sur le mariage de la fille du coiffeur Si Abderrahman occupait encore mon esprit Je lui avais mnag dans mon tre un nid douillet fille faire trembler les bols de faence sur leur tagre Je ne compris pas la suite du pome consacre aux yeux de je ne sais quel jouvenceau des yeux pareils des toiles surmontes de sourcils comme des sabres recourbs Kanza la chouafa et Rahma la femme du fabricant de charrues avaient donn le ton Fatma Bziouya suivit leur exemple Ma mre timidement puis dune voix de plus en plus ferme remplit la maison de
97 ses roucoulements Je dcidai dapporter ma modeste contribution ce concert Pour y participer on Mon rpertoire se rduisait deux mots O nuit O lune Je me lanai O nuit O lune Si le pome pouvait paratre maigre je jure par le Tout-Puissant que les combinaisons musicales quil minspira mriteraient de rester graves dans les mmoires Toutefois un cerveau humain aurait eu une peine infinie enregistrer la somme des variations des fantaisies audacieuses des rythmes imprvus que dans ce moment de libert totale enfanta mon dlire lyrique Au milieu de cette ivresse clata comme le tonnerre par un beau soleil davril un coup de marteau la porte dentre Un silence de mort obscurcit la maison Au deuxime coup Rahma cria - Qui est l Une voix fragile denfant miaula une phrase incomprhensible Le sang dserta mes joues Je me penchai la fentre Tante Kanza invita lenfant pntrer dans le patio Aprs deux minutes dattente intolrable parut la silhouette souffreteuse dun petit garon dune dizaine dannes Je le reconnus ctait Allal El Yacoubi un lve de notre cole coranique Pris de panique je me prcipitai derrire le lit cherchant une cachette Mes membres tremblaient mes dents claquaient dans ma bouche le froid sinsinuait dans ma poitrine sy tablissait pour jamais Ma mre parlait Elle disait - Il va mieux Tu remercieras le fqih de tavoir envoy prendre de ses nouvelles tu lui diras quil nest pas encore assez bien portant pour retourner au Msid Va mon fils quAllah touvre les portes de la connaissance La maison se replongea dans un silence pais Ma mre appela - Sidi Mohammed Ya Sidi Mohammed O es-tu Je ne rpondis pas Elle snerva - O es-tu fils de chien Ne peux-tu plus rpondre Incapable douvrir la bouche jopposai ces insultes un mutisme offensant Elle se lamenta prit tmoin de son infortune le ciel la maison la noble communaut islamique - Malheur Malheur tre abandonne de son mari et vivre avec un fils affubl dune tte de mule est un si triste sort quon noserait pas le souhaiter son ennemi ft-il un Juif ou un Nazaren Dieu coute mes pleurs Exauce mes prires La porte du ciel devait tre grande ouverte Zineb partie faire une commission revint toue essouffle Tout le monde lentendit crier de la ruelle
98 - Mre Zoubida Mre Zoubida Je tapporte une bonne nouvelle une bonne nouvelle Une bonne nouvelle Les femmes avaient abandonn leur ouvrage Elles regardaient qui par une lucarne qui par une fentre Zineb gesticuler au milieu de la cour Je quittai ma cachette Zineb simmobilisa puise Toutes les femmes se mirent linterroger Elle releva la tte en direction de notre chambre et parvint Il dire enfin - Jai vu dans la rue le Malem Abdeslem Un silence incrdule accueillit cette dclaration Rahma le rompit - Que racontes-tu petite menteuse -Jai vu Ba Abdeslem non loin du marchand de farine prs de la mosque du bigaradier Il tient deux poulets la main Je lai laiss en train de bavarder avec un campagnard qui a une figure longue comme une gargoulette Kanza de sa chambre dit - Si ce que raconte Zineb est vrai nous en sommes toutes trs heureuses et nous souhaitons au Malem Abdeslem bon retour Ma mre ne disait rien Elle me rejoignit dans notre chambre et restait au milieu de la pice les bras ballants Elle avait quitt la terre elle nageait dans la joie au point de perdre lusage de sa langue Je me prcipitai vers lescalier Je ne savais pas au juste o je me dirigeais Javais parcouru une dizaine de marches lorsque la voix de mon pre monta du rez-de-chausse - Ny a-t-il personne puis-je passer Le timbre nen avait pas chang - Passe Malem Abdeslem Aujourdhui est un jour bni Dieu ta rendu aux tiens quil en soit lou rpondit Kanza la voyante - Dieu te comble de ses bndictions dit mon pre Je rebroussai chemin Je voulais le voir entrer dans la chambre Lescalier me paraissait un lieu sombre il ntait nullement indiqu pour revoir mon pre au retour dun aussi long voyage Ma mre navait pas boug Elle me parut un peu souffrante Moi-mme je ne me sentais plus trs bien Mon front se couvrit - Le salut sur vous - Sur toi le salut murmura ma mre As-tu fait bon voyage - Louange Dieu je nai eu aucun ennui mais je suis un peu fatigu Sidi Mohammed viens que je te regarde de plus prs Je mapprochai de mon pre Il se dbarrassa des deux poulets Il les posa mme le sol Ils avaient les pattes lies par un brin de palmier Ils se mirent battre des ailes pousser des gloussements de terreur Mon pre mintimidait Je le trouvais chang Son visage avait pris une couleur terre cuite qui me d- concertait Sa djellaba sentait la terre la sueur et le crottin Lorsquil passa ses mains sous mes aisselles et me souleva la hauteur de son turban je repris entirement confiance et jclatai de rire Ma mre sortit de sa torpeur Elle rit comme une petite fille sempara des poulets pour les emporter la cuisine revint
99 aider mon pre vider son capuchon qui contenait des ufs sortit dun sac de doum un pot de beurre une bouteille dhuile un paquet dolives un morceau de galette paysanne en grosse semoule Prise dune fivre dactivit elle rangeait nos richesses soufflait sur le feu allait venait dun pas press sans sarrter de parler de poser des questions de me gourmander gentiment Install sur les genoux de mon pre je lui racontais les vnements qui avaient meubl notre vie pendant son absence Je les racontais ma faon sans ordre sans cette obissance aveugle la stricte vrit des faits qui rend les rcits des grandes personnes dpourvus de saveur et de posie Je sautais dune scne une autre je dformais les dtails jen inventais au besoin A chaque instant ma mre essayait de rectifier ce que javanais mon pre la priait de nous laisser en paix Des you-you clatrent sur la terrasse Des femmes venues des maisons mitoyennes manifestaient ainsi bruyamment la part quelles prenaient notre joie Ma mre ne cessait de remercier les unes et les autres Driss El Aouad arriva de son atelier Sa femme le mit au courant du retour de mon pre Il appela - Malem Abdeslem Nous sommes trs heureux de te voir de retour parmi les tiens - Monte un instant Driss Les deux hommes aprs les salutations dusage discutrent familirement Ils parlrent de la qualit des rcoltes des prix des denres des amis communs Driss dit mon pre - Tu viens darriver et peut-tre mme les gens de ta maison ne le savent-ils pas encore Le divorce entre Moulay Larbi et la fille du coiffeur a t prononc hier devant notaire - Louange Dieu Moulay Larbi va pouvoir enfin retrouver la tranquillit de lme la paix des hommes avec les enfants de sa chair Moulay Larbi a got au fruit amer de lexprience le voici de nouveau parmi les hommes normaux il convient den louer le Seigneur Ma mre mappela voix basse - Sidi Mohammed Viens chercher le plateau La conversation des deux hommes reprit Elle se transforma peu peu en ronronnement La fatigue envahit mes membres Je me sentis triste et seul Non Je ne voulais pas dormir je ne voulais pas pleurer Moi aussi javais des amis Ils sauraient partager ma joie Je tirai de dessous le lit ma Bote Merveilles Je louvris religieusement Toutes les figures de mes rves my attendaient Fs 1952
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Lekmad le Roi

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